Inscription maritime et mobilisation

La mobilisation des inscrits maritimes durant la 1ère guerre

d'après un texte de René de LA BRUYERE (1916), membre de l'Académie de Marine

 

 

Cette longue note permet de mieux comprendre comment la mobilisation et les affectations de Groisillons ont été réalisées.

 

 

Il y a déjà plusieurs années que l’Inscription maritime paraissait ne plus se prêter aux exigences de la guerre moderne. La Marine ne l’ignorait pas et elle avait elle-même préparé une réforme de cette institution qui, jadis, avait fait sa force. Dans ce dessein, un projet de loi avait été déposé en 1909 sur le bureau de la Chambre des Députés. Par une ironie singulière, le nouveau texte avait été conçu en vue de mettre les règles de l’Inscription maritime « en harmonie avec le service de deux ans. » Or, la loi de 1909 (service de deux ans) a été abrogée sans que le projet du ministre de la Marine ait été discuté; il était donc caduc avant d’avoir été voté. C’est pourquoi un second projet de loi avait dû être déposé. On désespérait à la Rue Royale (Ministère de la Marine) de le faire aboutir car l’Inscription maritime n’était pas seulement un système de recrutement des matelots, c’est un régime social des "gens de mer". Ceux-ci bénéficient, en effet, de nombreuses faveurs attachées à leur qualité d’inscrits. A ce titre, il n’est pas étonnant que les parlementaires des départements riverains de la mer se soient intéressés à cette institution, d’autant plus que, dans ces dernières années, les syndicats professionnels de marins sont devenus très exigeants.  L’Inscription maritime semblait à une hydre de Lerne, sans cesse attaquée mais dont les têtes repoussent sans cesse à la Chambre des députés.

 

L’Inscription maritime a été à son origine une sorte de compromis entre l’instauration du service obligatoire (afin d'armer les navires de guerre et des Compagnies) pour une certaine catégorie de citoyens français et la concession d’avantages spéciaux accordés à tous ceux qui se faisaient inscrire sur les matricules des gens de mer. Colbert avait eut le mérite de dégager plusieurs siècles à l’avance la véritable formule de la nation armée, La conscription aurait pu s’appeler tout aussi bien l’inscription militaire, par opposition avec l’inscription maritime; le principe en est le même. La solution du problème de l’Inscription maritime tel qu’il était posé devant le Parlement était double. Les députés, qui étaient disposés à voter facilement ce qui se rapportait au système de recrutement, étaient, en revanche, très gênés pour toucher aux statuts des inscrits et à leurs privilèges séculaires. Comme le gouvernement désirait obtenir un vote rapide, il fut donc contraint de disjoindre, dans son projet, les articles concernant l’état social des inscrits de ceux qui réglaient leur dette militaire; et la loi, ainsi tronquée, fut votée presque sans débat, le 8 août 1913.

 

Cette disposition législative répondait à des nécessités pressantes.

 

L’Inscription maritime encourait, avant la loi de 1913, deux graves reproches. D’une part, elle ne permettait plus de donner à la flotte le personnel qu’elle réclamait; d’autre part, elle laissait inutilisées d’abondantes réserves.

 

Il s’était produit une transformation complète dans les méthodes d’armement des navires de combat, et l’Inscription maritime était impuissante, aussi bien sous le rapport de la quantité que de la qualité, à fournir les hommes que le nouveau programme naval exigeait. A mesure que les besoins de la flotte augmentaient, les ressources de l’Inscription maritime diminuaient; si bien qu’en 1911 la Marine admettait 4 391 engagés, ou jeunes recrues, contre 4 136 inscrits seulement, dont 1 310 inscrits, dispensés comme soutiens de famille, qui n’avaient qu’une année de service à accomplir.

 

En 1912, on pouvait constater que si le total des inscrits maritimes restait stationnaire, le chiffre des inscrits présents au service avait au contraire fléchi dans une mesure très appréciable. Sur 30 000 inscrits environ, 12 ou 13 000 s’étaient fait inscrire depuis leur arrivée au service, si bien que l’apport réel de l’inscription n’était que de 17 000 hommes. En l’espace de dix années, de 1900 à 1910, le nombre des marins fournis à l’Etat par l’inscription maritime s’était abaissé de 3 000 unités. Parmi les causes de cet « abandon du service marqué de la carrière des équipages de la flotte, » le rapport citait : «le désir de jouir de la liberté que comporte la vie civile et le peu de goût des pêcheurs bretons pour les études théoriques nécessaires à l’obtention des brevets de spécialité.» Chose inquiétante, le fléchissement portait principalement sur des quartiers qui étaient à bon droit considérés comme les pépinières de marins de l’Etat: ainsi Paimpol qui, sur 8 731 inscrits, donnait en 1900 1 946 matelots, n’en fournissait plus en 1910 qu’un contingent de 1 472. Il était manifeste que les marins venaient tout autant qu’autrefois à l’Inscription maritime, mais qu’ils renonçaient de plus en plus au service dans les équipages de la flotte en retardant l’époque de leur inscription définitive. 

 

En outre, le contingent du recrutement (les engagés) était presque exclusivement composé d’ouvriers de spécialités, tandis que les inscrits comprenaient, en majorité, des matelots de pont. 

 

Le marin purement professionnel, qui était indispensable autrefois sur les bâtimens à voiles, trouve de moins en moins son utilisation sur les navires modernes. Ce qu’exige surtout le service d’un cuirassé, d’un torpilleur et d’un sous-marin, ce sont des électriciens, des ajusteurs, des tourneurs, c’est-à-dire des ouvriers instruits et adroits. Sans parler des mécaniciens pour lesquels cette proposition est évidente, les canonniers eux-mêmes, qui forment le gros de nos équipages, doivent, à côté des servants auxquels on demande de faire preuve avant tout de force musculaire, posséder des pointeurs et des chargeurs intelligents. Le monde des pêcheurs, dans lequel se recrutent le plus grand nombre des inscrits, possède des qualités d’endurance remarquables; mais leurs rangs renferment une proportion de personnes peu instruites considérable, s'étant embarqués dès l'âge de 12/13 ans.

 

Les jeunes recrues engagés, qui ont embrassé librement le métier de la mer, arrivent sur les navires impatients de naviguer, curieux de s’initier aux mystères de la Marine. En peu de temps, ils s’adaptent à ce métier nouveau et ils font preuve d’une bonne volonté et d’un enthousiasme dont on peut profiter.

 

Il résulte que, depuis trois ans environ, la marine militaire devait faire appel, pour plus de moitié, au contingent d'origine terrestre, et que cette proportion tendait à augmenter. Non seulement l’Inscription maritime n’apparaissait plus comme le mode exclusif de recrutement des marins, mais encore elle perdait de plus en plus de son importance à ce point de vue. Elle continuait cependant à fournir le noyau des matelots professionnels et les hommes rudes qui sont toujours nécessaires pour composer nos équipages de gabiers, de timoniers, de chauffeurs et de servants. Elle était le bras des équipages.

 

Cependant, comme la flotte de première ligne naviguait en temps de paix avec des effectifs sensiblement égaux à ceux qui étaient prévus pour la période de guerre, les navires n’ont eu à faire appel que dans une faible limite aux réservistes. D’après les règlements communs à la Guerre et à la Marine, les conscrits qui avaient été admis au service dans l’armée de mer, ainsi que les engagés volontaires, devaient rester pendant dix ans, après le congédiement de leur classe, à la disposition du ministre de la Marine; après quoi, ils étaient reversés au service du recrutement et incorporés dans les réserves de l’armée de terre. Lors de la mobilisation, la liste de ces réservistes-marins comprenait environ 12 000 noms  Ce chiffre peu important est fait pour surprendre, si on le rapproche du contingent admis en 1911; mais il y a lieu de considérer qu’antérieurement à 1911 les jeunes engagés étaient beaucoup moins nombreux et, en outre, qu’une proportion notable de conscrits souscrivent un rengagement à l’expiration de leur temps obligatoire et font ainsi leur carrière dans l’armée de mer.

 

Cet appoint joint aux réservistes inscrits maritimes, fut largement suffisant pour assurer les besoins de la flotte en marins de spécialité. Bien plus, les conscrits de la classe 1914 furent, pour la plupart, dirigés sur des formations militaires, au lieu de subir une instruction spéciale en vue de leur embarquement, les écoles de spécialités ayant cessé de fonctionner. Il n’y a donc pas eu pénurie de personnel dans la Marine par suite de l’insuffisance de l’Inscription maritime. Il nous reste à examiner si le danger découlant du second reproche adressé à cette institution, à savoir l’inutilisation des réserves, a été conjuré comme le premier et si l’on n’a pas constaté pléthore de marins.

 

 

Rappel du mécanisme de l’Inscription maritime.

 

Le littoral de la France a été divisé en arrondissemens maritimes ayant pour capitale nos grands ports de guerre. Dans chacun de ces arrondissemens, il existe un ou deux directeurs de l’Inscription maritime qui dépendent du sous-secrétaire d’Etat, pour les questions intéressant la Marine marchande, et du préfet maritime pour les affaires domaniales ou de recrutement.

 

Cependant, la véritable circonscription territoriale de l’Inscription maritime est le quartier dont l’institution est due à Colbert. Les quartiers qui se succèdent tout le long de la côte sont confiés à des administrateurs depuis que les commissaires de la Marine ont été dépouillés de ces attributions. L’administrateur a près de lui des officiers d’administration, des commis et des gendarmes représentant la force publique.

 

Son quartier est divisé lui-même en syndicats. Les syndics des gens de mer, qui règnent sur cette petite commune maritime, se trouvent en contact direct avec les inscrits. Ce sont les syndics qui président à leur embarquement, notent leurs salaires, leur communiquent les ordres qui les intéressent, assurent le paiement des délégations, transmettent les dossiers de pension et de secours, les demandes de concessions domaniales, etc., en un mot exercent sur eux cette sorte de paternité traditionnelle qui caractérise le régime. Ce sont eux encore qui, spécialement dans le cas qui nous occupe, procèdent à la mobilisation des réserves de l’armée de mer et mettent les inscrits en route.

 

Contrairement à ce que l’on pense parfois, chacun est libre de se livrer à la navigation (pêche, transports,...) comme bon lui semble; l’exercice de cette profession n’est donc pas réservée aux inscrits maritimes; mais elle entraine l’inscription ipso facto. Voici dans quelles conditions. Nul bâtiment n’est admis à prendre la mer s’il n’est pourvu d’un rôle d’équipage délivré par l’administrateur du quartier du port d’appareillage. Tous les matelots qui naviguent à titre professionnel sur ces bâtimens doivent être portés au rôle; aussitôt après, ils sont inscrits sur des registres appelés matricules, où il leur est ouvert une case, sorte de compte courant où viendront, désormais, se condenser tous leurs mouvements d’embarquements commerciaux ou militaires. On affecte à chaque inscrit un numéro matriculaire, représenté par le folio de sa page d’inscription, précédé d’une lettre formant l’initiale du quartier. Exemple : G. 1223 (Groix, folio 1223).

 

La matricule des inscrits qui commencent à naviguer s’appelle matricule des inscrits provisoires. Ce n’est qu’à 18 ans d’âge et 18 mois de navigation que les inscrits deviennent définitifs. Ils sont alors reportés aux matricules des inscrits définitifs. Jusqu’à là, ils ne jouissent d’aucun des avantages accordés aux inscrits; en revanche, ils conservent leur statut militaire et continuent, par conséquent, à dépendre du ministre de la Guerre, Dès qu’ils deviennent définitifs, au contraire, ils sont signalés aux bureaux de recrutement qui les rayent de leurs contrôles et ils ne relèvent plus que de la Marine. Ils bénéficient alors de quelques privilèges dont les plus importants consistent dans l’allocation d’une pension de retraite à 50 ans d’âge et 25 ans d’embarquement et dans l’obtention de secours de toute nature sur la caisse des Invalides ou la caisse de prévoyance. L’institution de l’Inscription maritime est, en effet, inséparable du fonctionnement de la caisse des Invalides largement alimentée par des subventions du budget national (Cette subvention était de 16,280 MF en 1914, plus 2,38 MF de subvention spéciale (loi du 19 avril 1906)), ) et qui payait en 1914; 22, 2 MF de pensions, 1,6 MF de secours, 2, 38 MF de subventions, soit un budget total de dépenses de 26,8 MF.

 

Ces avantages avaient autrefois leur corollaire, l'obligation des inscrits d'embarquer le tiers de leur temps d’activité sur les vaisseaux du Roi à une époque où le service obligatoire n’existait pas. Au début du 20ème siècle, la seule différence entre les obligations d’un inscrit maritime et celles d’un conscrit, consiste en ce que le premier doit servir dans la marine pendant 5 ans, tandis que le second est appelé dans l’armée de terre pendant 2 ou 3 ans. Mais cette période de cinq ans (60 mois) est toute théorique. Dans les faits, l’inscrit est envoyé en congé illimité entre le 40ème et le 48ème mois de présence, selon les nécessités du service. Lorsqu’un inscrit atteint l’âge de 50 ans ou qu’il est réformé, il est rayé des matricules des inscrits définitifs pour passer à celles des "hors de service" (H.S).

 

Si tous les inscrits vivent de l’exploitation de la mer, il existe entre eux des dissemblances très profondes, leur genre d’existence variant du tout au tout d’un quartier à l’autre. Il est essentiel de connaître cette population maritime pour comprendre les difficultés de leur mobilisation. Les uns, marins au long cours sur les voiliers, vivent les grandes traversées. Ils proviennent de certains ports du Nord et surtout de quartiers comme Lannion, Binic et Dinan qui ne comprennent que peu de côtes, mais comptent une proportion très élevée de "longs courriers". C’est une sorte de tradition qui se transmet dans les familles. Dinan se trouve, à ce propos, dans cette situation très curieuse, d’être une pépinière de marins au long cours, alors qu’il n’existe pas de navire immatriculé au quartier. Les "longs courriers" qui effectuent les traversées régulières sur les grands paquebots à vapeur, sont concentrés dans nos ports commerciaux au Havre, à Saint-Nazaire, à Bordeaux, à Marseilel ; la plupart d’entre eux, d’ailleurs, ne sont pas inscrits dans ces ports mais proviennent des quartiers de Bretagne. Ils naviguent au long cours pendant leur jeunesse.

 

Ij y a aussi les "caboteurs" qui "peuplent" les navires des lignes qui sillonnent la Méditerranée et font la traversée entre l’Océan et l’Algérie. Sur 8 800 inscrits qui comptent à Marseille en 1913, la majorité sont des "caboteurs". 

 

Les "borneurs" composent les équipages des remorqueurs et des navires affectés à des voyages rapprochés sur les côtes de France ou dans les fleuves. Parmi les borneurs, les gabariers effectuent des transports en rivière, notamment dans la Gironde et la Dordogne où ce commerce est très prospère. Il faut également rattacher à cette classe de marins les pilotes lamaneurs.

 

Mais ce sont les pêcheurs qui forment la fraction la plus forte de la population maritime inscrite. Parmi eux, il importe également de faire des distinctions :

Les uns naviguent à la grande pêche, sur les bancs d’Islande et de Terre-Neuve. Ces marins sont recrutés sur des points très limités du littoral, à Gravelines et à Fécamp pour l’Islande, à Cancale, à Saint-Malo, à Saint-Servan et à Paimpol pour Terre-Neuve. Ils effectuent une campagne d’été chaque année; beaucoup deviennent laboureurs pendant l’hiver.

 

Les chalutiers à voiles et à vapeur pratiquent également une navigation hauturière. Dieppe, Fécamp, Lorient, La Rochelle, Arcachon, pour le chalutage à vapeur; Groix, Les Sables-d’Olonne, La Rochelle, pour le chalutage à voile, sont leurs principaux ports d’armement.

 

Il est enfin différentes espèces de petits pêcheurs : les cordiers des quartiers du Nord; les harenguiers de Normandie et du Pas-de-Calais; les pêcheurs au maquereau des ports bretons, notamment du Conquet, de Camaret; les sardiniers d’Audierne, de Concarneau, de Belle-Ile, des Sables, d’Arcachon, etc. Tous effectuent des campagnes de pêche sur des points et à des saisons parfaitement déterminés, par le passage du poisson.

 

A côté de ces vrais navigateurs, nous trouvons, parmi les gens de mer, un nombre considérable de professionnels auxquels il est difficile d’accorder la qualité de marin. Le grand tort du régime, c’est de n’avoir pas maintenu de distinction entre ces diverses catégories d’inscrits et d’avoir assimilé, par exemple, tant sous le rapport des pensions que sous celui de la mobilisation, un "long courrier" qui risque son existence au large à un "gabarier" qui descend les rives fleuries de la Dordogne; d’avoir considéré du même œil bienveillant les "Terre-Neuvas" et les "Islandais", d’une part, et les boucholleurs de Marennes, ou les riverains des étangs salés levant leurs filets entre deux vendanges.

 

Les inscrits actifs : "longs courriers", "caboteurs", "pêcheurs hauturiers", se sont toujours plaints de voir leurs camarades sédentaires profiter des mêmes avantages qu’eux sans courir les mêmes risques.

 

Les inscrits reçoivent 3 sortes d’allocation: des secours, des pensions sur la caisse des Invalides, et des pensions ou gratifications sur la caisse de prévoyance contre les accidents de mer. Sur tous ces points, les matelots sédentaires sont avantagés. Les secours vont principalement à eux parce qu’ils sont présents et que leur misère est plus apparente. En ce qui concerne les pensions, il a bien été créé en 1908 un supplément de soixante francs par an pour ceux qui peuvent justifier de 180 mois de navigation hauturière. Toutefois, ce supplément est loin de compenser les apports spéciaux que les bénéficiaires font à la caisse des Invalides. Alors que ces apports, qui portent sur 5 % de leur salaire, atteignent en moyenne 5 francs par mois, les pêcheurs ne versent que 1fr. 50. Quant à la caisse de prévoyance, elle joue beaucoup plus souvent pour les pêcheurs que pour les marins du commerce qui sont, de par les règlements, soignés pendant 4 mois à la charge de l’armateur.

 

La population maritime se décomposait en 1911, de la façon suivante :

Long cours: 16 499,  Grand cabotage: 7 561;  Cabotage français: 8 184,  Pilotage: 1 708,  soit  33 952   18%

Grande pêche: 13 112,  Pêche au large: 10 196,                                                                     soit   23 308   12%

Petite pêche: 64 008,  Bornage: 7 602, Navigation fluviale: 8 228                                          soit   79 838   42%

Inscrits inactifs:                                                                                                                                     52 908   28%

Soit un total  de 190 006  "inscrits maritimes", non compris 31 738 marins embarqués à l’État, soit au total 221 700 inscrits. 

 

Il en résulte qu’en 1911 sur 190 006 inscrits, 52 908 sont inactifs, soit 28 %; 79 838 pratiquent une navigation qui présente un faible intérêt ( du point de vue de sa capacité à armer les bâtiments de guerre) pour la nation, soit 42%; 23 308 (12%) inscrits font de la grande pêche ou de la pêche au large. Il n’en reste que 33 952 dont la profession semble vraiment indispensable aux intérêts du pays (toujours du point de vie de la guerre), c’est-à-dire 17% seulement des gens de mer.

 

Un inscrit ne ressemble souvent pas plus à un inscrit qu’un mécanicien de chemin de fer ou à un chauffeur de taxi-auto, quoique l’un et l’autre soient des agents de transports.

 

La Marine aurait dû prévoir d’une façon différente la mobilisation des diverses catégories de réservistes que nous venons d’examiner. Il n’en a rien été. En vue de suivre leur situation, il avait été créé, au siège de chaque quartier, un casier de mobilisation dans lequel tout inscrit mobilisable était porté sur une fiche individuelle. Ce casier comprenait les catégories suivantes désignées par une lettre figurant sur le coin de la fiche : A-B-C, inscrits en sursis, dispensés ou en disponibilité, — D, âgés de moins de trente ans, — E, âgés de trente à trente-cinq ans, et ainsi de suite de cinq ans en cinq ans jusqu’à la lettre H (inscrits de quarante-cinq à cinquante ans). Il n’était tenu compte qu’à titre de renseignement de la navigation pratiquée; mais, et c’est là l’erreur commise, la mobilisation s’effectuait par catégorie; il n’était donc pas possible, en l’état des règlemens, d’appeler, par mesure générale, un pêcheur de rivière, un chalutier ou un gabarier, sans lever un caboteur, alors qu’il n’y avait pas les mêmes raisons pour les laisser tous dans leurs foyers. De nombreuses difficultés résultèrent de ce défaut d’organisation.

 

Il existe une autre plaie de l’institution, ce sont les faux-inscrits. Une notable partie des 52 908 inscrits inactifs qui figurent à la statistique de 1911 sont des faux-inscrits. A une époque où le service militaire obligatoire n’existait pas, le Roi avait intérêt à étendre, le plus possible, les limites de l’Inscription maritime pour se procurer des marins. De nos jours, où la somme des avantages dépasse celle des inconvéniens, tout au moins pour les inscrits qui ne pratiquent pas une navigation hauturière, il faut, au contraire, se défendre contre les inscriptions abusives, émanant de citoyens désireux de percevoir la pension de retraite attachée à la qualité d’inscrit, sans pour cela embrasser en aucune manière la profession de navigateur. Depuis la loi de 1896, le contrôle de la marine fait une chasse constante à ces inactifs qui cherchent, par tous les moyens, à pratiquer une navigation fictive et à éluder les conséquences de la loi. Malheureusement, le mal est bien enraciné et il est difficile de le guérir. La complaisance des syndics, l’inertie de certains administrateurs, parfois même les interventions politiques paralysent l’action de la surveillance. Malgré les radiations nombreuses qui avaient été effectuées d’office, il restait encore, au moment de la guerre, un nombre élevé de faux-inscrits, qui avaient renoncé à la navigation ou ne l’avaient même jamais pratiquée à titre professionnel et qui, néanmoins, continuant à figurer sur des matricules, échappaient, par cela même, à l’appel du recrutement de l'Armée de terre. La protection que l’Inscription maritime accordait à ces hommes, exerçant des métiers les plus divers: épiciers, bouchers, commissionnaires, etc., avait quelque chose de particulièrement regrettable.

 

 

La mobilisation des "gens de mer" à partir de 1915

 

La population maritime comptait, au 1er mars 1915, 211 870 inscrits, dont 28 860 inscrits provisoires 121 545 inscrits définitifs et 61 465 inscrits hors de service (H.S.) qui, comme nous le savons déjà, étaient affranchis de l'obligation militaire, soit par suite de leur âge, soit parce qu’ils étaient réformés. Les inscrits définitifs âgés de vingt à cinquante ans étaient donc seuls mobilisables. Sur ce nombre de 121 500 hommes, il s’en trouvait déjà plus de 30 000 sous les drapeaux (mobilisés dès août 1914) ; d’autre part, certains d’entre eux ne pouvaient être mobilisés pour diverses raisons, de sorte que le chiffre des mobilisables était de 81 000 environ. Mais la Marine ayant entrepris, dès le mois de septembre, la révision des inscrits réformés, le chiffre total des réservistes s’est élevé depuis à 87 000 unités en raison du passage de près de 6 000 inscrits H.S. à la matricule des inscrits définitifs. Il y a, en revanche, lieu de déduire de ces 87 000 inscrits les hommes âgés de 48 à 50 ans, que le ministère décida de ne pas appeler au service parce qu’au recrutement de l'Armée de terre, leur classe était dégagée de toute obligation militaire. Le chiffre des mobilisables se trouve ainsi ramené à 85 000 hommes.

 

Par suite de la présence sur les navires de guerre, dès le temps de paix, d’effectifs sensiblement égaux aux exigences de la guerre et le fait que la Marine avait surtout besoin d’ouvriers de spécialité, ce nombre de 85 000 inscrits était supérieur à celui dont la Marine prévoyait l’utilisation. On avait évalué le total des marins disponibles à un corps d’armée, soit 45 000 hommes environ, mais surtout ce personnel n’était ni entraîné, ni instruit, ni encadré, ni armé en vue de son affectation dans l’armée de terre. 

 

Le régime de l’Inscription maritime présentait donc cet inconvénient grave de soustraire à la Défense nationale un contingent notable de citoyens qu’aucune raison ne devait dispenser de remplir, comme les autres Français, leurs obligations militaires du temps de guerre.

 

Pour éviter cette conséquence fâcheuse, la loi du 8 août 1913 avait décidé, en son article 2 : « Les inscrits maritimes placés dans la réserve de l’armée de mer, qui se trouvent en excédent aux besoins de l’armée de mer, sont, quelle que soit leur classe ou leur spécialité, versés dans l’armée de terre. Ils sont soumis dans cette armée aux mêmes obligations que leur classe de mobilisation. » L’exécution de cette prescription supposait une entente entre les deux Départements de la Guerre et de la Marine qui aurait pu précéder le vote de la loi. Cependant, les ministères intéressés avaient attendu que la Parlement vote la loi pour se mettre à l’ouvrage. 

 

Dès l’apparition de la loi, l’Etat-major étudia les ressources que pouvait lui offrir l’Inscription maritime, afin de les rapprocher de ses besoins réels et d’en déduire la statistique des hommes qu’il y avait lieu de verser au recrutement de l'Armée de terre. De son côté, la Guerre devait répartir ces réservistes au mieux des intérêts de la Défense nationale. Les quartiers avaient reçu l’ordre de faire un travail de recensement des inscrits qui avait été rapidement terminé. Cependant, au jour de la mobilisation, aucun accord n’était intervenu entre les deux Départements au sujet de l’utilisation des réserves en excédent dans l’armée de mer.  La Marine était assez gênée pour dénombrer les marins qui pouvaient lui être nécessaires : ce chiffre dépendait, ainsi que cette guerre l’a démontré, d’une foule de facteurs. Il ne s’agissait pas seulement de connaître les effectifs des matelots à embarquer sur les bâtimens de combat, chose fort aisée ; mais aussi de savoir ceux qu’il faudrait réserver pour le Service général des arsenaux ou des bases de ravitaillement, pour la défense des côtes, pour l’armement des navires de commerce réquisitionnés ou affrétés, selon les expéditions lointaines que nous aurions à entreprendre. Il fallait donc envisager certaines considérations diplomatiques et prévoir, notamment, les complications qui se sont produites en Orient.

 

Or, la masse des marins sur lesquels portait la mobilisation était forcément instable. Il fallait que l’Etat-major général tînt compte de cette mobilité des inscrits maritimes, qui constitue la principale difficulté de leur utilisation militaire. De plus il ignorait le degré d’instruction militaire des réservistes dont elle allait hériter, il avait donc besoin de les sélectionner et de les connaître pour les incorporer dans son armée. Par ailleurs, la Marine devait poursuivre un double but : procurer à la Défense nationale le maximum des réserves dont elle disposait et fournir à la marine marchande les équipages suffisants pour lui permettre d’assurer le trafic commercial, dans la mesure où il était utile aux intérêts généraux du pays. Le plus important à réaliser était de laisser à la marine marchande les effectifs nécessaires pour lui maintenir toute son activité. Cette préoccupation constante de ne pas affaiblir notre marine marchande, afin qu’elle profitât de la liberté des mers, devait dominer toutes les décisions du Département en matière de rappel des inscrits, sans que celui-ci méconnût, cependant, le devoir supérieur de tout citoyen.

 

Le 31 juillet 1914, avant même que l’ordre de mobilisation générale fût lancé, le Ministère de la Marine, qui tenait à avoir des navires prêts au combat, avait profité des dispositions particulières de la loi de 1896, pour rappeler individuellement les marins nécessaires au premier armement des navires, c’est-à-dire la classe A et certains spécialistes. Puis, le 2 août, désireuse de ne point désorganiser la flotte marchande et de ne pas congestionner ses dépôts, elle avait restreint la portée de l’ordre de mobilisation générale. Les inscrits des classes B et C (marins au-dessous de 25 ans) avaient seuls été appelés, mais, en même temps qu’eux, elle s’adressait à tous les affectés spéciaux employés dans les services du front de mer, le service des renseignements, les postes divers des défenses fixes, et les auxiliaires d’artillerie placés dans les forts et batteries sous le commandement du Département de la Guerre pour la défense des côtes. Tout ce personnel devait, à la première heure, se trouver en mesure de repousser une attaque soudaine de la flotte ennemie sur un des points quelconques de notre territoire. La mobilisation de ces diverses catégories était terminée, quand l’ordre de rappel était lancé, le 13 août, pour les gradés et brevetés, ou auxiliaires des spécialités de canonniers, fusiliers, timoniers, infirmiers et guetteurs de la catégorie D (au-dessous de 30 ans). Le 26 août, un télégramme ministériel levait le reste des inscrits de la catégorie D et les gradés et brevetés des mêmes spécialités que ci-dessus de la classe E (de 30 à 35 ans, y compris les utilisables à terre). Mais le ministre avait soin de spécifier que les capitaines au long-cours, maîtres au cabotage, mécaniciens, etc., ne seraient pas touchés et que les marins embarqués au cabotage seraient laissés sur leurs navires. Entre temps, le 11 août, à la demande du Département de la Guerre, les inscrits des catégories F et G (de 35 à 45 ans) étaient mis à la disposition du ministre de l’Agriculture pour effectuer les moissons. Cette mesure n’était pas très heureuse et elle fut rapportée quelques jours après.

 

En définitive, le 26 août, la Marine avait appelé tous les marins âgés de moins de 30 ans, ainsi qu’une grande partie des inscrits âgés de 30 à 33 ans, dans lesquels sont choisis les affectés spéciaux ou les auxiliaires d’artillerie, et certains gradés de 30 à 35 ans. La mesure n’était cependant pas assez radicale, et il fallait pousser la mobilisation plus loin, sans nuire à la marine marchande dont le concours devenait de plus en plus utile, soit pour le service auxiliaire de l’armée navale (charbonniers, transports, etc.), soit pour le ravitaillement de la population civile, soit, enfin, pour l’approvisionnement de nos armées. Les besoins sont à ce point enchevêtrés qu’une enquête sur place est indispensable. Cette enquête, qui doit se poursuivre rapidement au siège de chaque quartier (il y en a 71).

 

Chaque quartier est un petit royaume original et pittoresque, où les conditions de la mobilisation ne sauraient être semblables. Ici, c’est le grand port de commerce; les courriers y attendent à heure fixe leurs contingens de marins pour prendre le large. Il suffit qu’un maître d’équipage ou que quelques soutiers fassent défaut au dernier moment pour retarder l’appareillage. Comme les effectifs sont calculés strictement, la ponctualité dans le recrutement des matelots est la condition même de la régularité des lignes postales. Autour des môles, vit un monde de remorqueurs, de pilotes, de citernes dont l’activité est essentielle au trafic: Marseille, Le Havre, Bordeaux, Rouen, Saint-Nazaire, La Rochelle. Là, c’est l’arsenal de guerre où presque tous les inscrits se rattachent à une profession militaire: Brest, Cherbourg, Lorient, Toulon. Il y a les quartiers d’armement des grandes pêches qui voient l’exode des Islandais et des Terre-Neuvas s’effectuer comme en rite chaque année vers la même époque : Paimpol, Saint-Servan, Saint-Malo, dont les bassins sont encombrés de goélettes. Puis, les villages maritimes où tous, hommes et femmes, vivent du poisson : Dieppe, Fécamp, Concarneau, Audierne, Camaret, Les Sables. Les ports mixtes, comme Dunkerque, La Rochelle, Cette, qu’alimentent le commerce et la pêche. 

 

Au cours de l'automne 1914, la situation est la suivante : parmi les inscrits au-dessous de 30 et de 35 ans, qui ont été laissés dans leurs foyers, figurent des navigateurs au long cours, au cabotage ou à la grande pêche. Mais il se trouve que, par une coïncidence singulière, les navires qui effectuent ces voyages, ayant été en partie désarmés, il reste surtout dans les ports des matelots désœuvrés, des faux inscrits et toute la masse des petits pêcheurs. Alors que des hommes âgés d’un village ont été blessés, des gars plus jeunes, sous prétexte qu’ils sont inscrits maritimes, vendangent paisiblement les vignes des mobilisés. Il faut mettre un terme à cet abus. Une dépêche du 29 octobre ordonne la levée immédiate de tous les inactifs, et la décision du ministre ne s’applique pas seulement aux inscrits non portés sur un rôle et aux faux inscrits, bouchers, boulangers, employés de tramway qui, par je ne sais quel subterfuge, continuaient à figurer sur les matricules des gens de mer ; elle s’étend également à tous ceux qui, même embarqués régulièrement, ne pratiquent pas une navigation active et utile au pays. Il importe donc de déterminer quels sont les marins qui remplissent cette condition. On sait que les matricules enregistrent les embarquemens des marins au fur et à mesure qu’ils se produisent. Il est donc possible de savoir à tout moment la situation des inscrits. C’est par la recherche individuelle des cas d’espèce que les ordres du ministre peuvent être exécutés. Il faut agir avec tact, de façon à ne point désorganiser les campagnes de pêche, qui sont en pleine période de production. On ne touchera donc point aux harenguiers ni aux sardiniers qui pourront achever leur saison.

 

La levée immédiate de quelques centaines d’inscrits représente un intérêt général beaucoup moindre que l’ouverture d’usines alimentaires qui font vivre toute une région et approvisionnent l’armée. Les chalutiers à voiles et à vapeur profitent également de l’exemption temporaire. En revanche, des coupes sombres sont apportées dans l’armement des barques de petite pêche qui ne se livrent pas à une navigation manifestement active. Les pêcheurs à pied, ceux des étangs salés et des rivières, les patrons de « pointus, » tout ce monde-là reçoit son ordre d’appel. Les ostréiculteurs qui, un instant, font mine de protester sont assimilés à de simples ouvriers agricoles et suivent le sort de leurs classes. De cette façon, les matricules des gens de mer ont été déblayées et il ne reste dans les quartiers que des professionnels du commerce ou de la pêche. Une équivoque subsiste toutefois. Les quartiers n’ont pas apprécié de la même façon le caractère d’utilité qui confère la dispense. Certains administrateurs se sont montrés sévères, d’autres indulgents. Dans un quartier, les petits pêcheurs, qui sortent 1 jour sur 3, n’ont pas été inquiétés parce qu’ils sont actifs au sens de la loi; dans un autre, l’administrateur, prenant à la lettre l’injonction ministérielle, s’est fondé sur la production des pêcheurs et a levé sans pitié tous ceux qui n’apportaient pas sur les marchés une quantité de poisson suffisante pour que l’on pût affirmer que leur industrie était « utile au pays. » D’ailleurs, alors que tous les Français sont aux armées, sans distinction pour le métier qu’ils remplissent dans la vie civile, il devient illogique d’assurer aux pêcheurs un privilège qui ne se justifie plus. Leur maintien sur les navires leur a permis de mener jusqu’au bout les campagnes de pêche au hareng, à la sardine, au thon, etc. Avec l’approche de la mauvaise saison, leur travail n’est plus fructueux ; la population maintenue dans ses foyers est largement suffisante pour assurer l’exercice de la petite pêche et de la pêche côtière. On se gardera bien, toutefois, d’inquiéter les chalutiers à vapeur dont l’utilisation est prévue éventuellement comme arraisonneurs, remorqueurs auxiliaires, dragueurs ou comme patrouilleurs dans la chasse contre les sous-marins. 

 

C’est une dépêche du 22 décembre 1914 qui fixe définitivement la situation des inscrits par rapport à leur dette militaire. Ses dispositions se résument ainsi : tous les inscrits de 18 à 47 ans sont, en principe, rappelés au service, à l’exception de ceux qui naviguent effectivement sur des navires dont l’armement a été jugé indispensable aux intérêts généraux du pays. Exception est faite également pour les pêcheurs de plus de 45 ans pratiquant effectivement leur industrie. Les navires qui confèrent le sursis sont ceux qui sont armés au long cours, au cabotage et au bornage, lorsque ces derniers sont jugés nécessaires aux relations entre les îles et le littoral où à l’exploitation des ports de commerce: pilotes, remorqueurs, etc. Il est dressé une liste de ces navires aussi restrictive que possible. Les autorités examinent ensuite individuellement le cas de tous les inscrits maintenus dans leurs loyers et jugent d’après leurs embarquements si ce maintien doit être confirmé. Comme les matricules sont examinées case par case, on peut déclarer, après cette étude, que tous les inscrits coopèrent à la défense nationale, soit parce qu’ils ont été rappelés, soit parce qu’ils naviguent utilement. Des délais très courts leur sont alloués entre deux embarquemens ou en cas de maladie, afin d’éviter toute cause d’embuscade. La mobilisation est donc complète : la Marine a procédé par étapes successives, soucieuse de faire la part respective des besoins militaires et de ceux de l’armement.

 

Où sont affectés les inscrits mobilisés par l'Armée de terre ?

 

Il reste à savoir quelle a été l’utilisation effective des inscrits mobilisables ? La Marine a dû faire face, en premier lieu, à ses propres besoins. Elle a complété l’armement de ses navires de combat; elle en a armé de nouveaux. Ces mouvemens n’ont absorbé toutefois qu’un petit nombre de réservistes, grâce au désarmement des bâtimens-écoles dont les cadres et les élèves ont été grossir les rangs des équipages naviguant. Il a fallu également constituer les effectifs du front de mer pour les services maritimes spéciaux: défense fixe, renseignemens, etc. Il s’agissait-là de quelques milliers d’hommes. Les directions du port s’enrichirent des équipages des arraisonneurs, des remorqueurs auxiliaires et des dragueurs de mines. Tout compte fait, c’est à peine si la flotte avait employé 30 000 réservistes, dont la plus grande partie avait été prélevée sur les hommes du recrutement. Il était prudent de laisser dans les dépôts un contingent important de matelots pour les «services généraux» du port: corvées de toutes sortes, gardes, personnel d’instruction, etc. Mais il restait un excédent d’hommes toujours considérable. C’est alors que la Marine eut l’idée de constituer cette fameuse brigade de fusiliers marins qui fit, à Dixmude, une résistance superbe. Outre la brigade, le Ministère s’occupa de rassembler un régiment de canonniers marins, une compagnie de mitrailleuses, des groupes d’auto-canons et d’auto-projecteurs, des sections de pontonniers, etc.

 

Cette coopération de la Marine, dans les opérations à terre, n’avait pas été envisagée, et les cadres mêmes des unités nouvelles ont dû être improvisés. On a pris des officiers de marine de l’active, des officiers de réserve, des officiers des équipages de la flotte et des capitaines au long cours; on les a réunis hâtivement et on leur a dit : « Débrouillez-vous pour barrer la route à l’ennemi ». Ils ont prouvé qu’on n’avait point en vain compté sur eux. Cependant, cette pénurie des cadres ne permit pas de pousser l’expérience plus loin, et, comme il restait encore dans les dépôts du personnel inutilisé, le ministère prescrivit de verser 6 000 matelots sans spécialité dans les régimens de l’armée de terre: infanterie de ligne, infanterie coloniale, zouaves, génie, etc. Ces 6 000 cols bleus ont endossé la capote et coiffé le képi pour se battre aussi vaillamment que leurs camarades de la brigade.

 

En même temps, le ministre décidait de ne plus appeler, pour son service, les inscrits maritimes âgés de plus de 35 ans et l’ordre était donné de passer tous ces réservistes aux bureaux régionaux de recrutement. C’était l’application intégrale de l’article 2 de la loi du 8 août 1913. Cette décision mit à la disposition du Département de la Guerre 27 000 hommes environ qui ajoutés aux 6 000 versés dans les régiments et aux 10 000 ou 12 000 marins des formations militaires donne le chiffre de 45 000 hommes.

 

On pourrait regretter que le dégrossissement militaire de ce personnel ait été entrepris au cours des hostilités, mais c'estle cas de tous les réservistes qui ont été reclassés dans les services armés ? D’ailleurs, les inscrits maritimes qui ont été incorporés dans les régiments d’infanterie coloniale, se sont révélés supérieurs, à classe égale, par leur endurance et leur sang-froid professionnel, à leurs camarades du recrutement. Ils ont été cités plusieurs fois dans les communiqués comme s’étant particulièrement fait remarquer, notamment dans les attaques de Champagne et de Beauséjour.

 

Malgré ces versemens successifs d’inscrits maritimes; malgré l’importance des formations militaires, la Marine avait eu la sagesse de conserver des réserves, tout en se chargeant, en outre, de la défense des côtes qui, réglementairement, devait être laissée au Département de la Guerre. C’est pourquoi elle a pu faire face à tous les besoins spéciaux qui sont nés au cours des hostilités: armements des chalutiers pour la chasse des sous-marins, des transports de troupes pour les Dardanelles ou Salonique et des bâtimens auxiliaires de toute nature, nécessités par les expéditions d’outre-mer, organisation des bases de ravitaillement des corps d’occupation, etc., ce qui constitue une charge très lourde. On peut s’en rendre compte en observant que la Marine a réquisitionné 5 navires-hôpitaux, 10 croiseurs auxiliaires, dont 3 de plus de 10 000 tonneaux, 30 transports de troupes, des transports auxiliaires, des ravitailleurs, des transports de munitions, des charbonniers, dont le total atteint près de 150 unités; plus de 50 remorqueurs auxiliaires et près de 200 chalutiers à vapeur.

 

Ces armements ont finalement absorbé toutes les disponibilités de l’Inscription maritime. Celle-ci, après avoir fourni environ 45 000 hommes au front, a donc pu permettre l’armement d’une flotte considérable, assurer le succès de deux expéditions particulièrement difficiles et de la défense des côtes, tout en s’efforçant de maintenir à la marine marchande sa pleine activité.

 

Au 20 septembre 1915, selon le Journal officiel, les marins sont répartis comme suit :

- au service de la flotte :                         57 000 ;

- aux formations militaires de marins :   10 000 ;

- versés à la Guerre :                                6 000 ;

- passés au recrutement de l'Armée de terre, puis rappelés par la Guerre : 26 000 ;

- laissés en sursis à la disposition de l’armement de navires : 20 000.

Si l’on ajoute à ce total 2 000 non-disponibles, on obtient le chiffre de 121 000 qui correspond bien à celui des inscrits définitifs mobilisables. (Document parlementaire n° 1319.)

 

A l’exception de quelques agens de l’Inscription maritime ou de l’Administration, commis, syndics, gardes, etc., et des pilotes, 2 000 non-disponibles sont des ouvriers des arsenaux qui ont coopéré à des travaux intéressant la Défense nationale et qui eussent été mis en sursis par le recrutement.

 

Les 6 000 hommes versés à la Guerre, dont il y aurait lieu de défalquer certains marins non inscrits, ont combattu dans l’infanterie (armée active). Les 10 000 inscrits des formations militaires comprennent 6 000 fusiliers, 2 000 canonniers et le surplus des mitrailleurs, des automobilistes, des pontonniers, des équipes de projecteurs, etc...

 

Sur les 57 000 inscrits au service de la flotte, 32 000 s’y trouvaient au moment de la mobilisation; reste 22 000 réservistes, dont un certain nombre (environ la moitié) occupent encore des fonctions à terre : défense des côtes, défense fixe, corvées générales, renseignemens, électro-sémaphores, dépôts des équipages, plantons, etc...

 

Sur les 26 000 inscrits laissés à la disposition de la Guerre, il en existe peut-être encore 18 000 réellement incorporés. L’armement bénéficie donc de 28 000 mobilisables. Il y a lieu d’observer, en outre, qu’un grand nombre de marins ont été militarisés sur les navires réquisitionnés, soit 2 500. La flotte commerciale conserve ainsi à sa disposition 30 000 mobilisés environ. Si l’on rapproche ce chiffre des inscrits que nous avons considérés comme exerçant une industrie vraiment utile au pays, c’est-à-dire 33 952, on s’aperçoit que l’écart, soit 4 000 approximativement, n’est pas grand. Il est compensé par les mousses, inscrits provisoires, marins réformés, inscrits âgés de plus de 47 ans qui complètent l’armement des navires armés au long cours, au cabotage ou au bornage, ou remplacent les malades ou absents.

 

La Marine a réalisé le double objectif qu’elle se proposait, c’est-à-dire procurer à la défense nationale le maximum de réserves dont elle disposait et fournira la marine marchande des équipages suffisants. En ce qui concerne la mobilisation militaire, il semble qu’elle ait été aussi complète que possible. On pourrait seulement reprocher à la Marine d’avoir mobilisé tardivement les pêcheurs dont l’industrie ne présentait pas un intérêt général évident et d’avoir abrité pendant quelques mois, sous la fausse qualification d’inscrits maritimes, des marins qui n’avaient plus de raison de prétendre à ce titre. Le mal n’a pas été aussi grand qu’on pourrait se l’imaginer. Beaucoup d’administrateurs avaient, au début de la mobilisation, révisé leurs matricules et rayé d’office ceux qui ne devaient point y figurer. Quant aux petits pêcheurs laissés dans leurs foyers du 2 août au 22 décembre 1914 et qu’on aurait pu lever immédiatement, le nombre n’était pas très élevé. Comme à cette époque-là les dépôts de la Guerre, aussi bien que ceux de la Marine, regorgeaient de personnel, leur mobilisation eût été sans doute plus gênante qu’opportune.

 

Pour la « marine marchande. » Il faut distinguer trois périodes : le début de la mobilisation, la période qui s’écoule du 29 octobre 1914 au 1er mars 1915, et les mois qui suivent cette dernière date. Les intérêts de la marine marchande ne paraissent pas avoir été sérieusement sacrifiés, si l’on en juge par la statistique suivante établie au 1er mars 1915, jour où la mobilisation a été achevée: Sur 303 navires armés au long cours, antérieurement à la mobilisation, il y en avait 288 armés. Ce déchet de 15 unités, soit 5 pour 100, est d’autant moins anormal que plusieurs voiliers figuraient parmi les bâtiments désarmés. Quant au cabotage, sur 1 001 navires armés avant la mobilisation, il en restait 895 armés au 1er mars, soit une différence de 106, c’est-à-dire de 10 pour 100. Mais cette proportion ne doit pas nous surprendre. Des navires désarmés comprennent des plaisanciers, des transporteurs de passagers arrêtés faute de trafic, des navires qui ont déposé leur rôle pour faire de la navigation purement fluviale, etc. La mobilisation des inscrits parait donc avoir été sans inconvénient grave jusqu’au 1er mars 1915 sur l’armement français et si l’industrie maritime a rencontré des difficultés, la raréfaction de la main-d’œuvre n’a pas été la plus sérieuse, sauf pour la pêche que la Marine a atteinte volontairement, moins d’ailleurs par la mobilisation des gens de mer que par la réquisition des chalutiers. Les armateurs ont bien d’autres sujets de grief contre l’Etat ; celui qui a trait à la pénurie de matelots n’est qu’un accessoire de leurs cahiers de doléances ! Depuis le 1er mars toutefois, l’armement a été réellement contrarié dans la constitution de ses équipages, sans rencontrer cependant d’obstacles insurmontables.

 

Il existe d’ailleurs un moyen de conjurer la crise de la main-d’œuvre, c’est de renvoyer en sursis les hommes demandés par l’armement. Il importe, plus que jamais, de donner au commerce maritime toutes les facilités voulues pour se développer. Et il est plus expéditif d’envoyer un marin en sursis, parce qu’on sait où le prendre à son corps, que de rechercher un inactif parti sans laisser d’adresse. Sur ce point encore, il ne faut pas regretter que la mobilisation, ait été aussi radicale qu’elle le fut : mais il importe que l’administration ne repousse pas les demandes de sursis raisonnables. Et il semble que les autorités compétentes aient examiné avec bienveillance les demandes concernant des matelots sans spécialité. La dépêche du 14 septembre 1913, qui laisse en sursis les équipages des chalutiers, en est la preuve, et le Département, en dissolvant la brigade des fusiliers, vient de montrer qu’il entendait se réserver des marins disponibles pour l’embarquement. Les armateurs peuvent désormais être convaincus que leurs intérêts, qui coïncident avec ceux du pays, ne seront pas négligés, si tant est qu’ils l’aient été jusqu’ici.

 

La Marine a pris pour ses services les hommes des classes les plus jeunes; pour les marins servant sur les navires de commerce, elle a, d’une manière générale, mis en sursis ceux qui s’y trouvaient, et, pour le surplus, les embarquements se sont faits au hasard des offres sans aucune règle. Tous les inscrits qui l’ont voulu ont pu trouver des embarquemens. Mais les pêcheurs répugnent absolument à naviguer au commerce ; il y a entre ces deux catégories d’inscrits des cloisons étanches aussi impénétrables qu’entre un marin et un ouvrier d’usine. Au moment de leur levée, les inscrits ont été mis en demeure d’embarquer au cabotage ou de suivre leur destination militaire. S’ils ont préféré cette dernière solution, ce n’est point la faute de la Marine. Celle-ci a fait son possible pour aider les capitaines à remplacer les malades et les hommes manquans pour une cause quelconque, et l’on peut affirmer qu’en poursuivant tous les désœuvrés, les autorités navales ont procuré de nouvelles recrues à la flotte commerciale, ces hommes n’étant pas plus désireux de naviguer au commerce que d’aller se battre dans les tranchées. Le bureau de l’Inscription maritime est devenu pour eux une sorte d’agence de placement maritime.

 

Toutefois, une armée de plantons encombraient les services accessoires de la Marine et jouissent des avantages dont on prive les vieux pères de famille qui donnent, à côté de leurs frères de l’armée de terre, les preuves de vaillance que l’on sait. Ceci ne regarde point l’Inscription maritime. Au lieu de retenir à elle tous les hommes jeunes dans des fonctions parfois très éloignées des dangers de la guerre, la Marine aurait dû prendre des réservistes territoriaux et verser à leur place des hommes jeunes à l’armée de terre.

 

On peut noter le sort défavorable fait aux inscrits versés au recrutement de l'Armée de terre et rappelés ensuite par le Département de la Guerre. Ces hommes perçoivent les soldes de l’armée de terre, alors qu’on a conservé les avantages pécuniaires donnés par la Marine, non seulement à ceux qui servent en qualité de marins, mais encore aux 6 000 hommes qui, après avoir été levés par la Marine, ont été postérieurement versés dans des régiments de l’armée de terre. Il y a eut là une inégalité de traitement assez choquante, mais la véritable faute consiste à avoir accordé aux réservistes de l’armée de mer des soldes supérieures à celles de l’armée de terre. A l’heure actuelle, un inscrit, employé comme planton dans un bureau, perçoit une solde de 1 fr. 20 par jour, quand il est matelot de 1ère classe. S’il y a un abus, il faut donc le chercher dans l’attribution de soldes trop élevées aux inscrits réservistes, concurremment avec leurs allocations de famille.

 

 

Il semblerait judicieux d’apporter un remaniement à l’organisation actuelle des quartiers. A côté de certains ports de pêche qui comptent plus de 3 000 inscrits définitifs (Dinan, Saint-Brieuc, Morlaix, Le Conquet, Quimper, Concarneau, Auray), on trouve des quartiers qui n’administrent qu’un nombre ridiculement infime de marins (Caen, Ile de Ré, 851 inscrits, Royan, 730 inscrits, Agde, Saint-Tropez,  et trois quartiers reliés par un tramway à quelques kilomètres de distance : Nice, 974 ; Antibes, 720 ; Cannes 628 inscrits...)Les circonscriptions territoriales des quartiers ont été jadis définies à un moment où les communications étaient difficiles. De nos jours, le maintien de certains quartiers, à une distance rapprochée l’un de l’autre, constitue une superfétation. Il faut donc amputer tous ceux qui ne sont pas d’une incontestable utilité.