La Contre-attaque

 

Les Français sont exténués; leurs poursuivants ne le sont pas moins. «Nous traversons des épreuves terribles», écrit un officier de la Garde; mais l'espoir d'une victoire proche stimule les Allemands. Un de leurs bataillons qui marche, harassé, découvre un poteau indicateur. Les Allemands déchiffrent: Paris, 37 km. C'est alors une explosion de joie, les uns «étreignent» le poteau, d'autres, oubliant leur fatigue, «entament autour de lui une ronde échevelée». Des cris, des hurlements d'enthousiasme accompagnent ces démonstrations. «Les visages sont illuminés de joie et l'on chante. Non pas les chants traditionnels de l'armée allemande mais des romances parisiennes»; sans doute «Viens Poupoule» qui, à cette époque, constitue le symbole même de la chanson française et de la vie parisienne.

 

Paris. De quelles résonances magiques ce mot n'est‑il pas empli ? Dans leurs esprits surexcités, soldats et officiers mêlent les visions de pillage les plus sordides et les rêves du pangermanisme les plus exaltés. Paris, la grande capitale, terre promise où les appétits les plus grossiers des uns, les goûts les plus raffinés des autres, trouveront également à se satisfaire, Paris dont la possession établira, aux yeux du monde, l'incontestable supériorité de la race germanique. Le Généraloberst von KIuck va marquer de sa personnalité orgueilleuse la plus grande victoire que l'armée allemande aura jamais remportée. «Nos soldats croient que l'ère des batailles est terminée, écrit un officier dans son carnet de route, que l'armée française déclinée se cache et que nous allons pénétrer dans Paris en chantant et en buvant.»

Paris, îlot de résistance

 

 

 

Dans ce Paris convoité, ville silencieuse et inquiète que le gouvernement a abandonnée, un homme représente désormais l'Autorité: le général Gallieni. Une fière proclamation apposée sur les murs de la capitale va l'apprendre aux Parisiens qui pouvaient encore l'ignorer

 

 

 

 

GOUVERNEMENT MILITAIRE DE PARIS

 

Armée de Paris, Habitants de Paris,

 

 

Les membres du gouvernement de la

République ont quitté Paris pour donner une

impulsion nouvelle à la défense nationale.

 

J'ai reçu mandat de défendre Paris contre l'envahisseur.

 

Ce mandat, je le remplirai jusqu'au bout.

 

Paris, le 3 sept. 1914

Le gouverneur militaire de Paris,

commandant l'armée de Paris.            

 

GALLIENI.


Gallieni est né, comme Joffre, au pied des Pyrénées, et sa carrière s'est déroulée tout entière aux colonies: deux traits communs, mais ceux‑ci mis à part, ils sont, au physique comme au moral, aussi dissemblables que possible. Gallieni est grand, maigre, avec un visage aux traits rudes, quasi ascé-tique. Son aspect général est sévère avec un air de «volonté froide» et de «dignité triste», mais derrière les lorgnons brille un regard vif. D'intelligence rapide, il a la parole brève, parfois tranchante. Esprit lucide, autoritaire, non conformiste, peu disposé à se plier à la routine et moins encore à s'incliner devant les opinions admises, avide de responsabilités, Gallieni prendra toutes les initiatives que la situation exigera. Ajoutons que Gallieni détient une lettre de commandement. Si Joffre meurt, c'est lui qui doit prendre la place. Mais Joffre s'est opposé à la présence de Gallieni, successeur désigné, dans les bureaux du G.Q.G. Entre Joffre et Gallieni, les relations s'établissent donc assez malaisément. Bien qu'il ait lui‑même désigné Joffre pour le commandement suprême, Gallieni, nature autoritaire, nerveuse, s'irrite de relever chez son ancien collaborateur un comportement paisible et de lui voir mener une existence de «fonctionnaire», alors que ses armées sont battues et que l'ennemi envahit la France. Gallieni condamne aussi cette sorte de soumission placide aux événements qu'il croit déceler, ce manque total d'imagination et cette résignation à «s'installer dans la défaite».

 

Quoi qu'il en soit, Gallieni accueille avec joie l'arrivée de la 6ème armée (Maunoury), mise très provisoirement sous ses ordres. Paris sera mieux défendu et la direction de cette grande unité va, en l'arrachant à ses médiocres travaux de fortifications, lui offrir cette possibilité d'un comman-dement actif auquel il aspire. Cependant toutes les troupes qui entourent la capitale étant placées, sous l'autorité suprême du général en chef, Gallieni recevra les directives de celui‑ci et s'y pliera.

 

Or, le repli des armées alliées va découvrir Paris, devenu îlot de résis-tance «livré à ses seules forces», suivant l'expression de Gallieni qui ajoute «La capitale était sacrifiée». Le propos n'est pas équitable. Il sera démenti par les faits, puisque c'est précisément la position isolée de Paris et le retrait des armées de campagne qui vont créer une situation favorable.

 

 

L'armée Maunoury menacera la droite allemande

 

On peut d'ailleurs reprocher à Gallieni de ne voir la situation, ce jour‑là du moins, que d'un point de vue trop limité, celui qui correspond à ses responsabilités de gouverneur militaire. Il faut certes défendre Paris, mais l'essentiel c'est de gagner la guerre et la capitale sera alors sauvée ; elle serait perdue dans le cas contraire quelle que soit la valeur des troupes qui assureraient sa protection. Cette primauté de l'action générale, Gallieni la saisira d'ailleurs très rapidement.

 

 

Notons enfin qu'en ramenant la 6ème armée sous les murs de Paris, Joffre avait concilié assez habilement plusieurs exigences : la défense de la capitale, le respect de la directive ministérielle et, enfin, la mise en place de cette masse de manœuvre dont il avait indiscutablement ordonné la création le 25 août.

 

Informé du fait que les unités rassemblées dans la capitale et ses environs sont placées sous le commandement de Joffre, Gallieni lui adresse tout de suite un message officiel où s'expriment à la fois l'acceptation d'une coopération sans réticence et l'initiative intelligente du gouverneur militaire de Paris.

S'autorisant des relations d'antan, il accompagne cette communication très officielle d'une lettre personnelle manuscrite.

 

 « Mon cher Joffre,

 

Je viens de recevoir du ministre la lettre me plaçant sous vos ordres; mon concours complet vous est acquis. J'insiste seulement sur la situation du camp retranché: ouvrages, matériel d'artillerie démodé, insuffisance des munitions, insuffisance et mauvaise qualité des troupes territoriales, etc... Ceci simplement pour vous indiquer que notre capacité de résistance et surtout de résistance offensive est assez faible, pour le moment du moins.

 

Je viens vous demander de me dire aussi exactement que vous le pourrez, par une note, le rôle que vous voulez faire jouer, aux différents moments de vos opérations, au camp retranché de Paris dans les conditions où il se trouve. Nous ferons de notre mieux pour coopérer avec vous ou pour seconder vos opérations... »

 

Ce même soir, on remet à Joffre les deux messages de Gallieni auxquels les réponses sont rédigées sur‑le‑champ. 

 

Le général en chef adressera, lui aussi, une réponse officielle et une lettre personnelle. Dans la première, Joffre déclare: «Il n'est pas dans mes intentions d'associer les troupes territoriales du camp retranché de Paris aux opérations des armées de campagne dans le voisinage de la place, en raison des faibles capacités manœuvrières de ces troupes. Par contre, je me réserve de vous demander la participation des troupes actives et de réserve de la garnison à ces opérations, particulièrement pour agir dans la direction de Meaux, lors de la reprise de l'offensive prévue par l'instruction n° 4 et la note 3463 dont je vous adresse ci‑joint un exemplaire.»

La lettre personnelle, manuscrite, débute par: «Mon cher camarade» et contient cette phrase importante: «Dès maintenant, une partie des forces actives du général Maunoury peut être poussée vers l'est comme menace de la droite allemande, afin que la gauche anglaise se sente appuyée de ce côté.»

 

Cette invitation est, on le voit, beaucoup plus nette que les instructions du message officiel. Joffre a également adressé une note au maréchal French pour l'inviter à s'associer à une action offensive des forces françaises qui serait déclenchée si les armées allemandes, poursuivant leur marche vers le sud‑est, s'éloignaient de Paris. Pour convaincre et rassurer le chef britannique, Joffre précise: «Votre gauche appuyée à la Marne, étayée par le camp retranché de Paris, serait couverte par la garnison mobile de la capitale qui se portera à l'attaque dans la direction de l'est».

 

Deux jalons viennent d'être ainsi posés en vue de l'action prochaine. Joffre a regagné sa chambre et s'endort paisiblement cependant qu'à Paris, Gallieni, toutes facultés en éveil, reste «sur pied à peu près toute la nuit».

Von Kluck franchit la Marne

 

Le 4, des faubourgs de Paris aux rives de la Meuse, règne enco-re le silence; on se bat rarement à l'aube, mais déjà des centaines de milliers d'hommes sont debout, mal éveillés par-fois et encore harassés de l'étape de la veille. Après un repas sommaire, ils bouclent leurs ceinturons, chargent leurs sacs d'un coup de rein et empoignent leurs fusils. D'autres harna-chent des chevaux et les attellent aux avant‑trains. Tous s'ap-prêtent pour une nouvelle journée de guerre, s avec l'espoir de vaincre bientôt, ou avec l'angoisse de tout perdre.

 

La menace créée par la ruée de von Kluck, l'infléchissement de celui‑ci vers le sud‑est, l'isolement de Paris et la nécessité pour les Français de mettre fin à un recul qui les amène au cœur même de leur pays, tous ces facteurs font naître l'idée d'un dénouement proche, inéluctable. Une échéance approche, à laquelle le commandement. français ne peut se soustraire. Aussi Joffre, Gallieni et leurs collaborateurs vont s'employer, au cours de cette journée, à réunir les conditions matérielles et morales qui permettront à nos armées d'accepter cette bataille d'ensemble qu'on refuse depuis Charleroi.

 

La veille au soir, des renseignements recueillis sur la marche des colonnes de von Kluck confirmaient qu'elles s'orientaient toujours vers le sud‑est. Désireux d'être renseigné aussi exactement que possible à cet égard, Gallieni avait décidé que, dès l'aube du 4, des reconnaissances aériennes seraient lancées dans la région de Creil, Chantilly, Nanteuil‑le‑Haudouin, ainsi que dans les vallées de l'Oise, de la Marne et de l'Aisne. Gallieni entend tirer parti de tous les moyens qu'il trouve à sa disposition, même si l'usage ne les a pas encore consacrés.

La menace créée par la ruée de von Kluck, l'infléchissement de celui‑ci vers le sud‑est, l'isolement de Paris et la nécessité pour les Français de mettre fin à un recul qui les amène au cœur même de leur pays, tous ces facteurs font naître l'idée d'un dénouement proche, inéluctable. Une échéance approche, à laquelle le commandement. français ne peut se soustraire. Aussi Joffre, Gallieni et leurs collaborateurs vont s'employer, au cours de cette journée, à réunir les conditions matérielles et morales qui permettront à nos armées d'accepter cette bataille d'ensemble qu'on refuse depuis Charleroi.

 

La veille au soir, des renseignements recueillis sur la marche des colonnes de von Kluck confirmaient qu'elles s'orientaient toujours vers le sud‑est. Désireux d'être renseigné aussi exactement que possible à cet égard, Gallieni avait décidé que, dès l'aube du 4, des reconnaissances aériennes seraient lancées dans la région de Creil, Chantilly, Nanteuil‑le‑Haudouin, ainsi que dans les vallées de l'Oise, de la Marne et de l'Aisne. Gallieni entend tirer parti de tous les moyens qu'il trouve à sa disposition, même si l'usage ne les a pas encore consacrés.

 

La routine lui est aussi insupportable que l'inertie. Le gouverneur de Paris a pris soin d'expliquer lui‑même aux aviateurs le but et l'enjeu de leurs missions. C'est sur l'examen des renseignements recueillis qu'il prendra «les plus graves décisions». A 10 h, le 4 septembre, les aviateurs du camp retranché sont de retour; dès leur atterrissage, ils exposent le résultat de leurs observations: les 4 corps d'armée actifs de von Kluck ont franchi la Marne et poursuivent obstinément la 5ème armée (Franchet d'Esperey), en direction de Coulommiers. Seul, le 4ème corps de réserve se tient en arrière. Il marche actuellement vers Meaux et défile ainsi devant le front de la 6ème armée. Il faut leur tomber sur le poil s'écrient aussitôt les collaborateurs de Gallieni. L'opportunité de la manœuvre apparaîtrait aux yeux des moins avertis: bousculer le 4ème corps de réserve demeuré en flanc‑garde et prendre à revers von Kluck.

 

le mutisme de Joffre

 

Qu'en pense‑t‑on au G. Q. G. de Bar-sur-Aube ? Depuis le matin, il règne dans les bureaux une effervescence inhabituelle. Un officier a reporté au fusain, sur les cartes, l'emplacement connu des armées allemandes et des nôtres.

Un fait est indéniable d'enveloppant qu'il était, von Kluck devient enveloppé, il se trouve maintenant enserré entre la 6ème armée, l'armée britannique (à vrai dire assez en retrait) et la 5ème armée. Une situation aussi favorable va‑t‑elle persister ? Von Kluck ne va‑t‑il pas déceler le piège dans lequel il s'engage et faire demi‑tour ?

Vue sur la carte, la situation est effectivement saisissante. Ce n'est pas seulement l'armée von Kluck qui est en mauvaise posture, mais toutes les armées allemandes. Entre les camps retranchés de Paris et de Verdun, la ligne de combat s'est creusée vers le sud en une sorte de golfe dans lequel les forces ennemies se sont engagées.

 

Aucun doute ! la situation est maintenant en notre faveur, assurent les officiers. Il faut exploiter tout de suite cette opportunité; eux aussi pensent qu'il faut « leur tomber sur le poil». En fait, la chose n'est pas aussi simple; une offensive de la 6ème armée ne peut se concevoir isolément; elle ris-querait de ramener vers Paris un ennemi qu'on était satisfait de voir s'éloigner. L'attaque suggérée doit entrer dans le cadre d'une action générale qui peut, seule, être décisive. En engageant une telle opération, Joffre jouera ses derniè-res cartes. La réussite est‑elle assurée ?

"II faut attendre ! " affirme un officier, "la 6ème armée n'est pas suffisamment renforcée, et la 5ème armée n'est pas prête à faire demi‑tour. Les soldats de Franchet d'Esperey doivent prendre encore un peu de champ; on laissera ainsi les Allemands s'enfoncer dans la nasse; dans 48 heures, la situation sera encore meilleure."

 

Joffre a tout écouté, enfermé dans son mutisme habituel et il se retire sans avoir rien exprimé de ses intentions. «Leur tomber sur le poil», bien sûr, mais encore faut‑il le faire avec une probabilité sérieuse de victoire. Joffre, qui n'a jamais pris de décisions à la légère, ne va pas arrêter celle‑ci sans mûres réflexions. Le cours de ses pensées est toujours le même: l'armée Maunoury n'est pas assez forte pour battre von Kiuck et provoquer à elle seule un succès généralisé. Celui‑ci ne peut résulter que d'une action d'ensemble. Joffre est donc amené à faire, une fois encore, l'inventaire de ses troupes.

les Anglais marcheront‑ils?

 

Pendant ce temps, Gallieni s'est employé à renforcer la 6ème armée qui ne compte pas beaucoup plus de 60.000 h. A 9h15, ii adresse ses instructions au général Maunoury. «En raison du mouvement des armées allemandes, qui paraissent glisser en avant de notre front dans la direction du sud-est, j'ai l'intention de porter votre armée en avant dans leurs flancs, c'est‑à‑dire dans la direction de l'est, en liaison avec les troupes anglaises. Je vous indiquerai votre direction de marche dès que je connaîtrai celle de l'armée anglaise. Mais prenez, dès maintenant, vos dispositions pour que vos troupes soient prêtes à marcher cet après‑midi et à entamer demain un mouvement générai dans l'est du camp retranché. Poussez immédiatement des reconnaissances de cavalerie dans tout le secteur entre la route de Chantilly et la Marne

 

A 11 h, Maunoury à Gallieni a établi un poste de commandement. Les 2 généraux décide d'aller presser le maréchal French de s'associer au mouvement offensif de la 6ème armée. A l'issue de 3 heures de discussions stériles, Gallieni doit se retirer avec le sentiment de n'avoir nullement persuadé l'Anglais. «On vous téléphonera», conclut en substance celui‑ci. Assez dépités, les généraux français reprennent la route de Paris, dans la chaleur étouffante de cette journée, une des plus lourdes de l'été.

 

Situation le 5 septembre 1914 au soir

 

 

Joffre réfléchit

 

A Bar‑sur‑Aube aussi règne une atmosphère de fournaise. Après avoir déjeuné, Joffre s'est assis, seul, sous le préau de l'école, à l'ombre d'un frêne pleureur. Des cartes ont été accrochées au mur. A cheval sur une chaise de paille, les bras croisés sur le dossier, Joffre réfléchit. Dans la cour silencieuse, on ne discerne que ce bourdonnement d'insectes qui accompagne les heures chaudes de l'été et parfois la voix d'un officier qui répond au téléphone. Ce gros homme à cheveux blancs, assis à califourchon sur son siège, évoque quelque honnête rentier prenant un instant de repos avant d'aller soigner ses rosiers. Si Joffre avait repris le métier de son père, peut‑être au même instant, dans la même attitude, délibérerait‑il en lui‑même sur l'achat d'un lot de bois. Et sans doute, ne serait‑il pas moins hésitant. Mais le sort en a décidé autrement. La décision du fils du tonnelier, seul dans la cour d'une école, va engager la vie de plusieurs millions d'hommes. Le destin de la France, de l'Allemagne, de l'Autriche aussi, et de la Russie à coup sûr, y sont suspendus.

 

 

Joffre est aujourd'hui «celui de qui dépendent les empires». Le gouvernement est loin. Personne ne peut venir en aide au général en chef «dans la plénitude et dans l'isolement de ses responsabilités». Faut‑il arrêter la retraite, passer à l'offensive ou attendre encore ? En vérité, Joffre en est arrivé à ce point où l'analyse des éléments connus ne suffit plus à provoquer une décision. D'ailleurs ces éléments ne sont déterminés qu'imparfaitement. Certaines informations ont un caractère très imprécis, la fatigue des troupes par exemple, leur ressort moral. D'autres, comme les intentions de l'ennemi, sont encore plus incertaines. Aussi le chef ne peut se dispenser d'ajouter, à ses facultés d'analyse, les ressources d'une intuition en même temps qu'une volonté arrêtée de dominer les événements et de les infléchir. De cette intuition, Joffre est assez mal pourvu et l'importance inouïe de la partie à engager peut, en vérité, avoir quelque chose de paralysant. La durée de cette «rumination» témoigne de l'indécision qui règne encore dans son esprit.

 

Alors que Gallieni roule vers Paris et que Joffre médite, le général Franchet d'Esperey arpente nerveusement et d'assez méchante humeur la petite place située devant la mairie de Bray‑sur‑Seine. Il attend depuis plus d'une demi‑heure l'arrivée du maréchal French avec lequel il doit régler leur action commune. Un message qu'on lui apporte suspend un instant son irritation. Il en prend connaissance: «Circonstances sont telles qu'il pourrait être avantageux de livrer bataille demain ou après‑demain avec toutes les forces de la 5ème armée, de concert avec armée anglaise et forces mobiles de Paris, contre 1ère et 2ème armées allemandes. Prière de faire connaître si votre armée est en état de le faire avec des chances de réussite. Réponse immédiate. Signé : Joffre»

 

A peine d'Esperey a‑t‑il eu le temps de réfléchir à la question posée, qu'une voiture Rolls Royce aux couleurs anglaises arrive et s'arrête. Il en sort un général anglais Henry Wilson, sous‑chef d'état‑major. Son amabilité et son intelligence feront tomber assez vite l'irritation de Franchet d'Esperey. Suivis du colonel Mac Donogh qui accompagne Wilson et de leurs officiers de liaison, les deux généraux pénètrent dans la mairie et s'installent au premier étage, dans la salle du Conseil municipal. On convient que l'offensive pourra être déclenchée le 6. Les Anglais y participeront sous réserve que la 6ème armée appuiera leur flanc gauche. Un procès - verbal rédigé sur le champ est remis à un officier du G.Q.G. qui monte en voiture et part à toute allure vers Bar-sur-Aube. On voit que si le rendez‑vous de Melun a été décevant, celui de Bray aboutit à des résultats positifs.

 

Il est significatif que d'Esperey lui-même, malgré tout son «allant», ait éprouvé, après réflexion, quelque réticence, car il croit nécessaire d'adresser à Joffre une seconde note; dans celle‑ci, il insiste sur la nécessité de coordonner étroitement l'offensive des 5ème et 6ème armées et ajoute « Mon armée peut se battre le 6, mais n'est pas dans une situation brillante; il ne faut faire aucun fond sur les trois divisions de réserve.»    

Franchet d'Espérey>>>

« Allô, c'est vous, Joffre? »

 

Gallieni, qui a regagné ses bureaux, prend connaissance des derniers renseignements reçus; ils confirment le «glissement» des troupes vers le sud‑est. La 1ère armée allemande continue de s'enfoncer «dans la nasse». L'hésitation n'est plus de mise, il faut attaquer !

Mais à 19 h, ni Bar‑sur‑Aube, ni le Q.G. anglais n'ont donné signe de vie et toutes les informations indiquent que l'armée anglaise continue à se retirer. A Bar sur Aube, Joffre attend la réponse de Franchet d'Esperey. Il a réuni ses 3 officiers, et ses adjoints immédiats. Tous sont priés de donner leur avis. Belin se montre hésitant, mais Berthelot est toujours aussi catégorique: «Il faut attendre.»

 

Joffre réfléchit encore. Qu'il faille exploiter les avantages de la situation, ce n'est pas douteux. Mais passer de la retraite à l'attaque ne s'exécute pas comme un simple demi‑tour dans la cour du quartier. En laissant aux troupes 24 h de plus, elles auront le temps de se reprendre et de se reposer; les unités qui vont renforcer la 6ème armée auront rejoint celle‑ci  Joffre arrête décide : on attaquera le 7 septembre.

 

Là‑dessus, le général va dîner. Le repas se termine, quand on introduit  le commandant Maurin qui fait le compte-rendu de la réunion d'Esperey/Wilson. Au même instant, arrive la réponse du chef de la 5ème armée. Joffre prend le chemin du Q.G. Là, on lui remet  les  notes de Franchet d'Esperey dont le «caractère positif le comble de joie ». Il est excellent aussi que d'Esperey ait rétabli de bons rapports avec les Britanniques. Les dispositions proposées sont approuvées et Joffre fait modifier le projet d'ordres. Puis, Joffre apprend que Gallieni demande à lui parler. Or Joffre n'aime guère le téléphone et sa prudence innée lui commande d'éviter une confrontation directe avec son ancien chef. Au surplus, Gallieni n'use pas des manières déférentes habituelles Joffre invite donc Belin à aller répondre, mais Galliéni exige d'avoir affaire au général en chef lui‑même. Joffre doit donc se résigner et vient à l'appareil. Vibrant, catégorique, Gallieni expose son point de vue, l'ordre de marche vers l'est de la 6ème armée a été lancé. Il faut aller au-delà, saisir le 4ème corps de réserve allemand et le bousculer. Pourquoi attendre ? Il faut presser les Anglais d'agir. Suivant son habitude, Joffre marmonne quelques mots et met fin à l'entretien.

 

«  On attaquera le 6 »

 

De toute évidence, la véhémence de Gallieni a quelque peu bousculé Joffre et celui‑ci n'a pas trouvé les arguments permettant de repousser la suggestion pressante qui lui a été faite. Après être demeuré un instant silencieux, déclare : « On attaquera le 6. »

 

L'ordre général n°6 définit le sens de l'opération, en fixe la date et en trace les grandes lignes. C'est le document essentiel de la bataille de la Marne. On trouve dans ce texte les qualités de Joffre

 

 

Au Grand Quartier Général, le 4 septembre 1914, 

Ordre général n° 6

 

1° Il convient de profiter de la situation aventurée de la 1ère armée allemande pour concentrer sur elle les efforts des armées alliées... Toutes dispositions seront prises le 5 septembre en vue de partir à l'attaque le 6.

 

2° Le dispositif à réaliser pour le 5 septembre au soir sera :

a) Toutes les forces disponibles de la 5ème armée au nord‑est de Meaux prêtes à franchir l'Ourcq entre Lizy‑sur‑Ourcq et May en Multien dans la direction de Château‑Thierry. Les éléments disponi-bles du corps de cavalerie qui sont à proximité seront mis aux ordres du général Maunoury;

 

b) L'armée anglaise établie sur le front Changis‑Coulommiers, face à l'est, prête à attaquer dans la direction générale de Montmirail;

 

c) La 5ème armée, se resserrant légèrement sur sa gauche, s'établira sur le front Courtacon‑Eslernay‑Sézanne, prête à attaquer dans la direction générale sud‑nord, le 2ème corps de cavalerie assurant la liaison entre l'armée britannique et la 5ème armée;

 

d) La 9ème armée couvrira la droite de la 5ème armée en tenant les débouchés sud des marais de Saint‑Gond et en portant une partie de ses forces sur le plateau au nord de Sézanne.

 

3° L'offensive de ces différentes armées sera prise le 6 septembre, dès le matin.

 

Plus tard, Joffre exprimera ses regrets d'avoir eu la main forcée par Gallieni, estimant que la bataille, déclenchée 24 h plus tard, aurait entraîné une victoire plus décisive.

Les préparatifs

 

La bataille de la Marne est décidée. Elle doit se déclencher dans 30 h, tout juste, lorsque, brusquement, les éternelles sautes d'humeur du maréchal French menacent de tout remettre en question.

 

Vers minuit, en effet, alors que le G.Q.G., secoué de fièvre durant toute cette journée et qui s'apprête à déménager, tombe une nouvelle: French n'est guère décidé à marcher à fond. Au même moment, arrive un télégramme «En raison changements continuels de la situation, maréchal French préférerait étudier question avant décider opérations ultérieures »

 

Ces continuels atermoiements de French ne sont pas faits pour aider à la victoire et ce dernier «repli moral» qu'il vient d'accom-plir compromet tout le plan d'offensive de Joffre. Il faut absolu-ment que French marche et à fond. Comment l'y décider ? Joffre songe à faire intervenir le gouvernement français pour soutenir sa propre intervention. Il écrit aussitôt une longue lettre person-nelle à Millerand: «... Si je pouvais donner des ordres aux Anglais, comme j'en donnerais à une armée française disposée sur les mêmes emplacements, je passerais immédiatement à l'attaque. »

 

Puis, Joffre se décide à rencontrer French en personne. La pièce, toute grise, est baignée de fraîcheur, pleine de pénombre... Au milieu de la pièce, une seule longue table de bois blanc sur des tréteaux. Joffre est assis en face de French. C'est Joffre qui  prend la parole. Il la gardera longtemps, s'exprimant avec lenteur, en petites phrases brèves et nettes, qu'il ponctue de gestes courts, répétés, insistants. Appuyé de ses deux poings sur la table, French écoute d'une oreille attentive et passionnée. Aucun interprète. Joffre parle si clairement et posément qu'il n'en est pas besoin. « Je mis toute mon âme à convaincre le maréchal, je lui dis que l'heure était décisive ...  Je ne peux pas douter que l'armée anglaise ne vienne prendre sa part dans cette lutte suprême; son abstention serait sévèrement jugée par l'Histoire».  Et soudain,..., regardant l'Anglais dans te blanc des yeux, lui crie : «L'honneur de l'Angleterre est en jeu… !!!»

 

Secoué par l'apostrophe, profondément ému.... balbutiant, cherchant désespérément ses mots, ... n''y arrivant point, il a un grand geste. Un silence tombe, pesant ... dans le silence..., French murmure : « I will do all my possible! » (Je ferais tout mon possible). Joffre, qui ne comprend pas, laisse retomber ses bras et, la voix sourde..., demande : «  Qu'est‑ce qu'a dit le maréchal ? ». Et Wilson répond simplement :«  Il a dit oui »

 

Pour la première fois, le coeur des deux armées bat à l'unisson. En quelques instants, les questions de détail sont réglées. « Qu'ils partent quand ils voudront, ...  j'ai la parole du maréchal, cela me suffit. »

 

Joffre, gagne directement Châtillon‑sur-Seine où s'est transporté et installé le G.Q.G.

L'ordre du jour du 6 septembre

 

Le général a pris gîte dans l'ancien château et les services et les bureaux se sont déjà logés en ville, dans un ancien couvent de cordeliers. Pour l'instant, Joffre prend connaissance des derniers renseignements. Les  mouvements prescrits se sont effectués partout sans difficulté. Ayant conscience d'avoir fait tout ce qu'il fallait pour servir son pays, Joffre gagne son lit et s'y endort d'un sommeil paisible.

 

Le, 6 septembre, à 6 h Joffre pénètre dans son bureau. Les nouvelles de la nuit n'apportent rien de nouveau. Pour une fois, depuis le 16 août,  aucune nouvelle désagréable n'attend Joffre à son réveil. Il semble, au contraire, que la situation générale devienne plus favorable. Grâce aux mouvements de l'ennemi qui ne cesse de s'enfoncer dans la poche que dessinent nos lignes, les conditions stratégiques se présentent enfin, permettant l'enveloppement de l'aile droite adverse. Des armées, les rapports insistent sur le "désir des officiers et des hommes de repartir de l'avant". L'armée, tout entière reconstituée par les renforts fait "preuve d'un moral très élevé". Depuis le 4 septembre, la bataille a repris avec violence sur le front de Lorraine. Durement poussés, les français ne lâchent rien et maintiennent leurs positions.

 

Il reste maintenant à en appeler à la troupe. A 7h30, le 6 septembre, Joffre lance l'ordre du jour fameux : « Au moment où s'engage une bataille dont dépend le sort du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est pas de regarder en arrière tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l'ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. »

 

Sur quoi, ayant conscience d'avoir tout fait ..., Joffre attend. C'était un redressement encore jamais vu en son ampleur que le général français demandait à ses armées... Et malgré quoi, le 6 septembre 1914, se déclenche sur 300 km, de Paris à Verdun, une furieuse bataille dans laquelle se heurteront plus de trois millions d'hommes. Elle durera 6 jours pleins.

Joffre face à Moltke

 

De son résultat dépendra le sort définitif de la France, et cela, Joffre le sait : il en a loyalement averti le gouvernement, auquel, le 5, il a télégraphié ces mots qui ne laissent aucun doute sur sa clairvoyance : "La lutte qui vu s'engager peut avoir des résultats décisifs, mais aussi peut avoir pour le pays, en cas d'échec, les conséquences les plus graves. Je suis décidé à engager toutes nos troupes à fond et sans réserve pour conquérir la victoire". Décidé à les engager à fond oui mais aussi à leur faire sentir, sans un instant de relâche, son action personnelle.

 

Les deux armées sont face à face. 850.000 Français et Anglais contre 700.000 Allemands. Les deux chefs, Joffre et Moltke, sont en place.

 

Le Français est à proximité de la bataille. Dans son bureau où aboutissent tous les renseignements, il les dissèque aussitôt reçus, les situe dans l'ensemble du tableau et, compte tenu de leur nature et leur donne l'importance relative qui convient. Ainsi éclairé, il prend les décisions qui s'imposent.

 

L'Allemand Moltke, d'une loyauté exemplaire et d'une volonté de travail inlassable, subit l'influence pessimiste de son entourage et demeure à 200 km de la bataille, au Luxembourg, d'où il lui est impossible de rester en contact immédiat avec ses troupes. Il paraît admettre que la bataille est surtout du ressort du commandement subordonné, et, après en avoir tracé le dessin général, il s'efface.

 

Durant toute cette bataille, s'astreignant à demeurer à son poste, dans son austère et froide cellule de moine, Joffre commande, sans la plus légère défaillance, sans le moindre heurt, l'énorme machine guerrière qui travaille d'un seul bloc depuis les Vosges jusqu'à Rouen, Moltke, lui, laissera s'accomplir la défaite de l'aile droite de son armée, laquelle entraînera la retraite de l'ensemble de ses forces, sans avoir voulu ou avoir pu intervenir dans la lutte. Comme le proclamera Joffre plus tard: «Avec le courage et la ténacité de nos armées, c'est vraiment la méthode de commandement français qui a triomphé à la Marne. »

 

 

C'est le 6, que s'engage la bataille.

 

(Par convention, les armées alliées sont en chiffres arabes,

les armées allemandes en chiffres romains)

 

6 au 8 SEPTEMBRE A la gauche du front

 

Le 6 septembre, au matin, Maunoury a porté la 6ème armée en avant et s'engage à fond sur le front de l'Ourcq. Il renforce sans cesse sa gauche de tous les éléments que lui envoie Galliéni. De Plessis-l'Evêque à Villeroy, elle  refoule des hauteurs de Penchard et de Monthyon le IVème C.A. de réserve qui en se repliant, appelle des renforts. Kluck a tout de suite l'intuition de la lourde faute qu'il vient de commettre en présentant son flanc droit au Camp retranché de Paris. Sa décision est immédiate. Il tâche d'y remédier par un brusque changement de front, la IIIème  armée allemande se scinde en deux pour courir au secours de ses voisins de droite et de gauche. Une énorme brèche s'ouvre ainsi tout soudain dans la droite allemande, brèche que s'efforce de masquer le frêle réseau de cavalerie.

 

Le 6 au soir, Joffre y lance la gauche de la 5ème armée et l'armée anglaise.

 

Les C.A. allemands de gauche, les IIIème et IXème, continueront à attaquer face au sud de concert avec l'armée Bülow, mais son IVème C.A. va stopper a Rebais et son XIème C.A. va revenir en arrière à marches forcées, au secours du IVème C.A. de réserve. Le C.A. de cavalerie comblera devant l'armée anglaise le vide causé.

 

Devant l'intervention de ces troupes fraîches, tandis que l'artillerie lourde allemande balaye le terrain, la 6ème armée peut dépasser Bouillancy et après avoir enlevé Marcilly et Barcy, mais ne peut se maintenir à Chambry. L’Armée anglaise de French ne s'est pas aperçue de la disparition du XIème C.A. allemand. Il avance, mais prudemment, poussant devant lui les uhlans. Le soir, il est sur la ligne Crécy-Coulommiers-Choisy.

 

La 5ème armée de Franchet d'Esperey attaque, dès 6 h, les IIIème et IXème C.A. de Kluck, retranché sur des positions dominantes. Elle traverse en trombe Villiers-Saint-Georges, Montceaux, et refoule le IlIème C.A. allemand de Sancy. Le 3ème C.A., enlève Escardes et Courgivaux au IXème C.A. allemand qui reflue jusqu'au Grand-Morin. Le 1er C.A., chasse l'ennemi de Châtillon formidablement organisé, et parvient jusqu'aux abords d'Esternay, malgré l'extrême fatigue des troupes. Le 10ème C.A. combat en liaison étroite avec l'armée Foch (9ème), soutient une lutte acharnée et disproportionnée contre l'armée de Bülow, disposés en profondeur jusqu'à Montmirail. Villeneuve lés Charleville, perdu le matin à 8 h, au cours d'une furieuse offensive allemande, est repris à 9 h, reperdu vers midi et finalement repris à la baïonnette très tard dans la nuit.

 

En somme, la journée du 6 est bonne à l'aile gauche.

Le 7 septembre, devant Meaux, la 6ème armée re-prend la lutte, dés l'aube, de Chambry à Betz, par Puisieux et Acy-en-Multien, contre le IIème  et le IVème C.A., appuyés par une formidable artillerie lourde, arrache Chambry aux Allemands. Le régi-ment de zouaves prend Marcilly et reprend Barcy; mais, malgré des prodiges d'héroïsme, le 350ème ne peut enlever Etrepilly. En revanche, une charge des 22ème et 23ème compagnies du 298ème nous donne la ferme de Nogeon et, au cours de ce combat, le soldat Guilmard s'empare du drapeau du 1er batail-lon du XXXVIème régiment fusiliers de Magdebourg.

 

En même temps, la 61ème D.I., qui a pris pied sur le plateau d'Étavigny, accentue l'enveloppement de la droite allemande. La lutte est dure de ce côté. Cependant, malgré un commencement de panique, le 292ème R.I. reste aux mains du 7ème C.A. décimé et épuisé, grâce à l'intervention du 5ème R.A.C., qui amène au galop sous le feu, 5 batteries de 75, et foudroie l'ennemi à bout portant.

 

Ce jour là, le 4ème C.A., du général Boëlle, termine ses débarquements à Noisy-le-Sec. Joffre l'envoie à Gallieni, et Gallieni le donne à Maunoury pour consommer l'enveloppement de Von Kluck. Malheureusement, l'une de ses D.I., la 8ème doit être dirigée vers Meaux, au sud de la Marne, pour renforcer la liaison avec l'armée anglaise, et seule la 7ème reste disponible. Elle est expédiée au plus vite vers le nord, au moyen de taxis que, sur l'ordre de Gallieni, la police a réquisitionnés dans les rues de la capitale et qui feront 2 fois le voyage de Nanteuil-le-Haudouin, transportant chacun cinq soldats. Les régiments, transportés par ce moyen de locomotion tout parisien, étaient précisément les régiments de Paris: les 103ème et 104ème.  Les 101ème, 102ème furent transportés par voie ferrée

 

Mais Kluck, qui surveille avec attention les progrès de la gauche française, a rappelé vers le nord tout le IVème C.A., laissant aux cavaliers de Richthoffen le soin de ralentir, seuls, les progrès de l'armée anglaise, et le IVème  C.A. accourt à marches forcées.

 

French n'avance qu'avec lenteur. Le soir, sa cavalerie et son 1er C.A. sont à Choisy, et son 3ème C.A. atteint la ligne Maisoncelles Giremoutiers, tandis que le 2ème s'attarde à Coulommiers.

 

Sentant la 5ème armée plus ardente, Kluck essaye de lui donner le change et, pour dissimuler l'affaiblissement de sa ligne, il a prescrit, dés l'aube, une violente offensive aux IIIème et IXème C.A. Le IIIème parvient à arracher Montceaux; le IXème s'acharne contre Courgivaux mais qui est conservé. Franchet d'Espérey ne se laisse pas impressionner. Il met en ligne toutes ses réserves et pousse à fond, en direction de Montmirail. A midi, la ligne allemande cède. Esternay pris, le Grand Morin est franchi. Ici, la poursuite est déjà commencée. Elle ne peut être poussée à fond, car, à droite, l'armée Foch réclame de l'aide. Aussi, au lieu de continuer à pousser le 1er C.A. vers le nord, Franchet d'Espérey le dirige-t-il vers l'est où il soulage la D.I. Grossetti en enlevant le plateau de Sézanne au Xème C.A. allemand. Bien que privé de l'appui du 10ème C.A., la 2ème D.I. continue à progresser et, le soir, son avant-garde était devant Montmirail d'où venait de décamper l'état-major du général von Bülow (IIème armée).

 

Le 8 septembre est une journée extrêmement dure pour la 6ème armée. Tant que le IVème C.A. n'a pas encore pu mettre en ligne tous ses moyens, les nôtres, grâce à des prodiges, remportent quelques beaux succès. C'est à la baïonnette, que le 2ème zouaves enlève Etrepilly où les Allemands, solidement établis, tiennent âprement. Vincy, Etavigny sont enlevés aussi, mais, quand les réserves du IVème C.A. interviennent, la disproportion devient trop forte. Devant les efforts redoublés de l'ennemi, Maunoury dont les forces commencent à s'épuiser, arrête son offensive; un moment, il doit même songer à préparer une position de repli sur la ligne Plessis-St Soupplets.

 

Cependant, éclairé par ses avions qui l'informent du départ de l'ennemi, French s'est porté délibérément en avant. Il atteint la Marne dans la soirée après avoir bousculé deux arrière-gardes (La Trétoire et à Signy-Signets). Le C.A. de cavalerie Conneau a suivi  le mouve-                                                   assaut d'Etrepilly    

ment, lui aussi, et chassé de Bellot la D.I. de cavalerie de la Garde.

 

Devant la 5ème armée, la lutte a repris, dès 3 h, à la lueur indécise du petit jour, elle pousse jusqu'à Rieux et franchit le Petit-Morin, enlève Marchais. Franchet d'Espérey, qui a assisté à cette opération, installe son poste de commandement à l'observatoire même d'où Napoléon avait, en 1814, dirigé la bataille de Montmirail.

 

Le soir, Franchet d'Espérey transportait, de Romilly à Villiers-Saint-Georges, le Quartier Général de la 5ème armée.

 

6 au 8 SEPTEMBRE  Au centre

  

La  9ème armée (dont le 11ème C.A. - 22ème D.I. avec ses 4 régiments bretons 19ème, 62ème, 117ème et 118ème R.I.) du général Foch et la 4ème armée du général de Langle de Cary ont toutes les deux la mission de résister à outrance aux assauts de l'ennemi et d'empêcher que le centre du dispositif ne soit rompu.

  

Donc, le 6 septembre, dès l'aube, Foch attaque. Grossetti entraîne sa 42ème D.I. contre Soizy et Villeneuve que défend tout le Xème C.A. prussien. Devant un ennemi deux fois supérieur en nombre, les 94ème, 151ème et 162ème R.I., les 8ème, 16ème et 19ème B.C.P., appuyés par le 61ème R.A.C., font merveille. Les villages sont pris et perdus plusieurs fois; la nuit seule arrête la tuerie sur ce plateau qu'illumine l'incendie.

 

Mais à l'extrême droite de la 9ème armée, le 11ème C.A., pressé par deux C.A. allemands (XIIème C.A. actif et de réserve), plie, et son recul oblige la 17ème D.I. à se retirer devant la Garde, au sud des marais de Saint-Gond. Foch doit donc porter en avant toutes ses réserves pour étayer sa ligne, et le soir, bien qu'engagé dans un très dur combat contre des forces doubles des siennes, il n'a déjà plus aucune troupe disponible. Il n'a plus rien, mais il a son génie et son imperturbable optimisme.

 

Le 7 septembre, Ses instructions restent les mêmes offensives à gauche, en liaison avec la 5ème armée; défensive acharnée sur le reste du front. Mais sous les rafales de l'artillerie lourde, la 42ème D.I., la 52ème et la D.I. marocaine ne maintiennent qu'avec peine leurs positions contre les furieux assauts de masses sans cesse renouvelées. Foch tient bon. Avec son clair bon sens, il a compris que ces attaques désespérées cachaient une démonstration: «Puisqu'ils veulent nous enfoncer avec cette fureur, disait-il en mâchonnant un cigare, c'est que, positivement, leurs affaires marchent mal ailleurs... ». C'était le moment où Klück rappelait le IVème C.A. vers le nord, pour arrêter le mouvement enveloppant de la 6ème armée.

 

Le 8 septembre, la lutte continue avec la même violence. A gauche, décimée, la 42ème D.I., qui va succomber à La Villeneuve, est dégagée par une puissante intervention du 10ème C.A., de l'armée Franchet d'Espérey; au centre, le 9ème C.A. recule sur Mondement; à droite, le 11ème C.A. doit abandonner Fère-Champenoise et la 60ème D.I. se replie sur Mailly. Derrière toute cette ligne qui ploie sous l'effort de forces doubles, plus de réserves; aucun obstacle où s'accrocher !... Foch ne s'émeut pas. Il sait qu'une bataille n'est perdue que quand on croit l'avoir perdue et il sait aussi que celle-ci se gagne en ce moment sur l'Ourcq. Il écrit donc au généralissime: « Pressé fortement sur ma droite; mon centre cède; impossible de me mouvoir; situation excellente. J'attaque. »

 

« Faut‑il que ça aille mal pour eux ailleurs, pour qu'ils m'attaquent avec cette violence‑là !» clamant à son armée épuisée, durement éprouvée, cette phrase réconfortante. L'armée allemande en est arrivée à l'extrême limite de ses forces... Il importe au plus haut point de profiter des circonstances actuelles. En continuant, avec la plus grande énergie l'effort commencé, notre armée est certaine d'arrêter la machine de l'ennemi.., mais il faut bien que chacun soit convaincu que le succès appartiendra à celui qui durera le plus.Et il obtient encore un effort de ses divisions décimées et à bout de souffle; l'ennemi, qui est épuisé, lui aussi, s'arrête...

 

Pour la 4ème armée, le 6 septembre, la reprise de l'offensive est pénible. Seul, le 17ème C.A., à gauche, n'est pas trop pressé par l'ennemi. Il le pousse vigoureusement en avant et refoule le XIXème C.A. saxon jusque sur la voie ferrée, entre Sompuis et Huiron. Au 12ème C.A., le général Roques est encore en pleine bataille quand il reçoit l'ordre de tenir ferme. Il a dû retirer du feu la 23ème D.I. épuisée, et la 24ème, désormais seule contre tout le XIXème C.A. de réserve, perd Frignicourt. Le soir, elle se battait dans Courdemange et dans Huiron. Le C.A. colonial, réduit à la valeur d'une D.I. par les terribles mêlées de Belgique, interdit au VIIIème C.A. allemand la ligne Blaise-Norrois-Martignicourt; mais le soir, la faiblesse de ses effectifs l'oblige à se resserrer sur sa gauche, en évacuant Vauclerc et Ecrienne.

 

Un vide se creuse donc entre Le C.A.C et le 2ème C.A. qui est à sa droite. Celui-ci dispute avec peine à trois C.A. (le VIIIème et les XVIIIème actif et de réserve) les passages du canal de la Marne au Rhin, de Buisson à Revigny. Sous une aussi formidable pression, toute la ligne finit par plier. Si, dans une circonstance aussi critique, l'ennemi parvient à s'infiltrer entre le 2ème C.A. et le C.A. colonial, le 2ème C.A. est perdu. Donc, sans se préoccuper outre mesure des fluctuations pourtant très graves du front, le général Gérard, à qui sa froide et indomptable énergie permet de garder la vision claire de la situation, envoie la brigade Lejaille, la seule réserve dont il dispose, occuper le secteur laissé libre par les Coloniaux.

 

Le 7 septembre, la 4ème armée, violemment bombardée et attaquée sur tout son front, est dans une situation critique. A sa gauche, Hausen masse des forces considérables vers Sompuis, manifestant l'intention de percer à tout prix en direction du camp de Mailly. A sa droite, la 4ème D.I., affaiblie par le départ de la brigade Lejaille, ne peut se maintenir à Sermaize, et le général Rabier doit la replier sur le bois de Maurupt, ouvrant ainsi une brèche entre les 4ème et 3ème armées, en face de Saint-Dizier. Déjà les éclaireurs ennemis s'engagent dans la forêt des Trois-Fontaines.

  

 

A peine dessiné, ce danger de double enveloppement est conjuré: à droite, par l'intervention du 15ème C.A. que Joffre vient de mettre d'une manière très opportune à la disposition de la 3ème armée et à gauche, par l'arrivée de nombreux renforts: un détachement pris dans la D.I. Alby et placé sous les ordres du colonel Breton, commandant le 83ème R.I., puis, la 13ème D.I. du 21ème C.A., jusque-là réservée par le généralissime; enfin, la 23ème D.I., maintenue en réserve à Saint-Ouen par le général Roques. Des combats acharnés se déroulent à Courdemange, au Mont-Moret, à Chatel-Raould, à Ecrienne, à Favresse, à Domprémy, qui passent de main en main et qui sont, le soir, des ruines fumantes. Ce sont des luttes sanglantes au cours desquelles le général Dupuis, commandant la 67ème brigade, trouve une mort glorieuse, mais qui finissent par briser les efforts désespérés de Hausen et du duc de Wurtemberg. Le front demeure intact.

 

6 au 8 SEPTEMBRE  L'aile droite

 

Ici combat la 3ème armée, à qui le généralissime a imposé l'obligation de ne pas se laisser couper de la 4ème et que le général Sarrail, son chef, ne veut pas éloigner de Verdun. Le 6 septembre, au matin, quand lui parvient l'ordre d'attaquer le flanc gauche de l'ennemi, cette armée est face à l'ouest et déjà pressée sur toute la ligne par un ennemi très supérieur en nombre.

 

A gauche, le 5ème C.A., qui lutte péniblement autour de Revigny contre le VIème C.A. actif et le XVIIIème C.A. de réserve, ne peut conserver, malgré ses contre-attaques, ni Nattancourt, ni Sommeilles, ni Villers-aux-Vents, ni Brabant-le-Roi. Le commandant de la 10ème D.I., est tué au cours de ces combats. Il faut abandonner Revigny, mais l'ennemi est arrêté sur la ligne Vassincourt-Villotte, et la liaison avec le 2ème C.A. de la 4ème armée est encore maintenue. Au centre, le 6ème C.A. doit, lui aussi, abandonner Séraucourt à la gauche du VIème C.A.

 

A droite, les 65ème et 67ème D.I. du groupe du général P. Durand, après un premier succès à Ippécourt, sont refoulées par une vigoureuse offensive du XVIème C.A., l'un des meilleurs de l'armée allemande. Enfin, à l'extrême droite, le général Heymann qui menace le flanc de l'ennemi avec les troupes de la défense mobile de Verdun (72ème D.I., 108ème B.I., 164ème et 165ème R.I.) se montre vers Julvécourt; mais il ne dispose pas de moyens assez puissants pour tenter autre chose qu'une démonstrative, car les Allemands ont tout un C.A. (VIème C.A. de réserve) en réserve derrière cette aile.

 

Le 7 septembre, la lutte continue, très ardente. Les 67ème et 75ème D.I. disputent Ippécourt au XVIème C.A., mais doivent se replier, l'une son aile droite, l'autre son aile gauche devant l'intervention du VIème C.A. de réserve.

 

Quant au 5ème C.A., sous un violent bombardement et devant une attaque furieuse de 2 C.A. allemands, il perd une partie du plateau de Vassincourt, d'où l'ennemi menace la route de Bar-le-Duc. La situation est grave. Les Allemands s'engageant dans cette brèche, Sarrail séparé de Langle de Cary est rejeté vers Verdun; c'est la perte de la 3ème armée, et, avec elle, la ruine de nos espérances.

 

Le 8 septembre, l’arrivée du 15ème C.A. que Joffre a enlevé à l'armée de Castelnau pour le donner à l'armée Sarrail, nous permet de parer à cette terrible menace. L'ennemi perd Mognéville, et la ferme de Maison Blanche (55ème, 61ème, 173ème R.I.) et les attaques les plus violentes du VIème C.A. sont enrayées.

 

Or, tandis que Sarrail résiste face à l'ouest et contient a la peine les plus formidables assauts, il est informé que le fort de Troyon, en plein sur ses arrières, est bombardé par des obus de gros calibres et menacé par le Vème C.A. allemand. Les pièces de 120, dont dispose le fort, sont écrasées par des canons à longue portée à qui elles ne peuvent répondre et le commandant annonce que la résistance ne pourra être prolongée plus de 48 h. Cependant, et malgré une dépêche du G. Q. G. l'autorisant encore à replier sa droite pour éviter qu'elle ne soit enfermée dans Verdun, Sarrail fait sauter derrière lui les ponts de la Meuse et décide d'attendre les événements.

 

Du 9 AU 10 SEPTEMBRE

 

La bataille est donc, le 8 septembre au soir, arrivée à un point mort. A gauche, la manœuvre de Kluck a enrayé le mouvement enveloppant de Maunoury. Au centre, Foch et de Langle de Cary contiennent avec peine les efforts des masses qui leur sont opposées. A droite, Sarrail, loin de pouvoir accomplir sa mission d'enveloppement, se maintient à grand-peine et est menacé à dos par le Vème C.A. prussien

 

De part et d'autre, toutes les réserves ont été engagées. Il reste cependant de notre côté deux éléments de victoire: l'armée anglaise et l'armée Franchet d'Espérey, en ligne il est vrai, mais en pleine forme et qui n'ont pas encore donné tout leur effort.

 

Le 9 septembre marque la date essentielle de la bataille. C'est au cours de cette journée que fut acquise la décision stratégique. Ayant reçu la veille au soir, à Montmort, près d'Epernay, la visite du colonel Hentsch, délégué par von Moltke avec «pleins pouvoirs pour donner des ordres au nom de la direction suprême», Bulow a fait le point; d'une part, son armée est à bout de forces, décimée, d'autre part, à la suite du départ de von Kluck vers l'Ourcq, son flanc droit se trouve complètement découvert et une large brèche s'est creusée entre Kluck et lui entre la Ière et la Il ème armées allemandes et les Français, en s'y ruant, menacent son armée à lui, von Bullow. Un vaste mouvement de repli est nécessaire. Nécessaire et urgent.

 

 

9 SEPTEMBRE

 

Le Haut Commandement allemand sent la partie perdue. Pour dégager la gauche de la 1ère armée, imprudemment compromise dans la poche de Meaux, il tente sur tout le front depuis Betz jusqu'à Verdun, un assaut désespéré.

 

A gauche, les 7ème et 61ème D.I. de la 6ème armée plient devant l’offensive du IVème C.A. qui enlève Nanteuil le Haudouin et Villers-Saint-Genest. La 8ème D.I. est rappelée de Meaux en toute hâte pour barrer la route de Paris. Un moment, la situation est si critique de ce côté que la possibilité d'une retraite est envisagée. Mais Gallieni est là. Il a déjà mis à la disposition de Maunoury toutes les ressources en hommes et en matériel existant dans le Camp retranché de Paris. Il se contente donc de rappeler que, conformément aux instructions de Joffre, «toute troupe qui ne pourra plus avancer devra se faire tuer sur place, plutôt que de reculer

 

Bülow et Hausen se ruent contre la 9ème armée (Foch) dans un suprême assaut. Les nôtres résistent et l'appui du 10ème  C.A. de l'armée Franchet d'Espérey permet à la 51ème D.I. qui a perdu Saint-Prix, de conserver Soizy.

 

Mais, au centre, l'admirable défense de la D.I. marocaine que le général Humbert, l'un des plus jeunes et des plus brillants généraux de l'armée, anime de son ardente énergie, n'empêche pas l'ennemi d'entrer momentanément dans Mondement. Mondement, c'est l'un des observatoires d'où l'on peut interdire tout le plateau de Sézanne. II faut le reprendre à tout prix. Pas de renforts. Foch a du retirer jusqu'au 77ème régiment qui, seul, appuyait Humbert. Tenace, celui-ci attend une occasion; et l'occasion naît le soir même, grâce à l'intervention de l'artillerie de la 42ème D.I. avec laquelle le colonel Boichut réduit en cendres les ruines de MondementA 21 h, c'est finalement une magnifique charge du 77ème revenu à la bataille et conduit par le colonel Lestoquery, qui arrache ce charnier à la Garde et au Xème C.A. prussien.

 

La principale préoccupation de Foch, au milieu du fracas de la bataille, a été de se constituer une réserve. Profitant d'un moment d'accalmie à sa gauche, il a retiré du feu la 42ème D.I. Celle-ci est épuisée; elle a un urgent besoin de repos; mais elle existe et, dans un moment critique, devant un ennemi à bout de souffle, elle peut obtenir de grands résultats. Et de fait, dans l'après-midi, un dernier effort du XIIème C.A. saxon ayant fait plier notre 11ème C.A. décimé, la 42ème D.I. est déjà alertée et elle part «hallucinée de fatigue». A 18 h, elle entre de nouveau dans la fournaise, prenant comme objectif Connantre, dans le flanc droit du XIIème C.A.

 


 

10 SEPTEMBRE

 

Face à Nanteuil-le-Haudouin, barrant la route de Paris, les régiments décimés du 4ème C.A. et de la 6ème D.I. ont passé la nuit, déployés dans les sillons, l'arme prête, attendant l'attaque qu'ils savaient devoir se déclencher à l'aube. Or, cette attaque ne se produisit pas. A leur grand étonnement, quand le petit jour parut, les lignes allemandes étaient vides; l'ennemi battait en retraite.

 

Devant le 7ème C.A. et devant le groupe de Lamaze, le IIème C.A. et le IVème C.A. de réserve ont décampé.

 

 Déjà, notre cavalerie est en route et cueille des trophées. Ce jour-là, à Mont-L'Evêque, près Senlis, le capitaine Sonnois, du 3ème hussards, s'emparait du drapeau du 94ème régiment de Landwehr. L'armée anglaise pousse de l'avant. Elle s'empare de 13 canons, 7 mitrailleuses et capture 2.000 prisonniers.

 

La 5ème armée dont l'admirable esprit de solidarité à puissam-ment dégagé, à droite, l'armée Foch et facilité, à gauche, les progrès de l'armée anglaise, entame la poursuite dès le matin du 10. Ses colonnes franchissent la Marne à Château-Thierry, à Dormans, à Verneuil, à Passy, et aussi à Jaulgonne, malgré l'artillerie lourde ennemie qui, en batterie sur les hauteurs boisées de la rive nord, inflige des pertes sérieuses au 3ème C.A.

 

Foch (9ème armée) s'est mis à la poursuite de l'ennemi, dès 5 h du matin, sans éprouver de résistance. A Fère-Champenoise, on a capturé de nombreux officiers et soldats allemands, ivre morts, qui n'ont pu suivre leurs unités. Le soir, on rencontrait l'ennemi sur la ligne Morains-Normée-Lenharrée; mais comme l'artillerie n'a pu suivre l'infanterie, en raison du mauvais état des chemins, Foch juge inutile de tenter une attaque. Si cette position tient encore demain matin, elle sera tournée et enlevée sans pertes.

 

Devant la 4ème armée, les effets de la défaite définitive de la droite ne se sont pas encore fait sentir. Le duc de Wurtemberg, bien qu'attaquant plus mollement que les jours précédents, garde cependant avec la plus grande énergie ses positions de la veille, et la lutte est extrêmement âpre de ce côté.

 

Le 21ème C.A., qui a pris l'offensive dès 6 h ne s'empare de Sompuis qu'au prix de pertes terribles. Les commandants des 2 brigades de la 13ème D.I. sont tués, mais l'élan est donné et les progrès sont maintenus.

 

Le 17ème C.A., et la D.I. Goullet, du C.A. colonial, sont en échec, l'un devant Courdemange, l'autre devant Ecrienne. Quant au 2ème C.A., violemment attaqué, dans la nuit du 9 au 10, il perd une partie de Favresse. Il réussit cependant à contenir l'ennemi, et même à le refouler dans la direction de Maurupt qu'il occupe un moment.

 

Devant la 3ème armée, la lutte est plus violente que jamais, car le Kronprinz sait qu'il joue sa couronne dans cette formidable partie, et il est décidé à la vendre chèrement. En même temps, tandis que Troyon et Génicourt continuent à intimider l'ennemi qui n'ose les attaquer, des fractions allemandes commencent à franchir la Meuse à La Croix-sur-Meuse. Pour éviter une catastrophe, Sarrail se décide enfin à replier sur Courouvre les 67ème et 75ème D.I. de réserve. Cette manœuvre a été rendue possible par l'habile intervention des troupes de la Défense mobile de Verdun qui ont étendu leur front et caché leur départ.

 

 

Alors qu’on lui ordonne la retraite, Kluck proteste avec violence, mais se voit contraint à obéir et, le soir même, il entame sa retraite dans «la plus terrible confusion et un tel désordre que l'armée semblait fuir en débâcle devant l'ennemi victorieux» Il n'en faudrait guère, en effet, pour que ce repli se transforme en désastre, et lorsque, Hentsch, de retour à son G.Q.G., met le généralissime allemand Moltke au courant, celui‑ci, devant la gravité de la situation, confirme l'ordre de repli de ses armées de droite. Il espère pouvoir s'en tenir là. Mais, apprenant que l'ennemi est sur le point de crever sa ligne du côté de sa IIIème armée, Moltke se rend précipitamment sur le front de bataille, voit l'un après l'autre ses commandants d'armées, se rend compte de leur désarroi et de leur mésentente, et, avouant ouvertement sa défaite, donne l'ordre de retraite générale.

Le 11 SEPTEMBRE

 

La victoire, venant de l'ouest, s'affirme aussi à la 4ème armée. Le 21ème C.A. est sur la Marne; le 17ème refoule les Allemands jusqu'à Maisons de Champagne; le 12ème entre à Vitry et gagne Yéres, tandis que le C.A. colonial chasse l'ennemi de Vauclerc et d'Ecrienne, puis le rejette au delà du canal de la Marne au Rhin.

 

Von Kluck rentre à Luxembourg dans la nuit du 11 au 12, s'alite et, 2 jours plus tard, est relevé de ses fonctions. Le général von Falkenhayn, ministre de la Guerre, lui succède comme commandant en chef des armées allemandes.

 

Enfin, le 12 septembre, la bataille s'éteint à l'extrême gauche aussi; et, sur tout le front, la poursuite devient générale.

 

Le 13 septembre, Joffre annonçait la victoire au Gouvernement, en ces termes, simples comme lui-même. « Notre victoire s'affirme de plus en plus complète. Partout, l'ennemi est en retraite. A notre gauche, nous avons franchi l'Aisne en aval de Soissons, gagnant ainsi plus de cent kilomètres en six jours de lutte. Nos armées, au centre, sont déjà au nord de la Marne. Nos armées de Lorraine et des Vosges arrivent à la frontière. »

 

Il n'y a pas eu enveloppement; il n'y a même pas eu rupture du front parce que l'ennemi n'a pas attendu cet événement; il y a eu simple poussée de toute la ligne vers le nord. Poussée qui coûtait cher au vaincu, plus cher que ne coûtèrent maints coups de filet retentissants, si l'on en croit les milliers de morts que les Allemands ont laissés devant nos lignes, sur l'Ourcq ou dans les marais de Saint-Gond, et l'énorme quantité de matériel qu'ils ont abandonné sur nos routes.

 

Au point de vue stratégique et moral, le succès était décisif. Mais il ne détruisait pas l'armée allemande, il n'abattait pas l'Allemagne, mais il fixait le sort de la guerre en brisant net la formidable attaque brusquée, maintenant, l'Allemagne va devoir improviser de nouveaux moyens dans des circonstances difficiles.

 

Dès le 13 septembre, sous la pluie qui ne cesse pas, et qui, changeant les routes en fondrières, ralentit la marche de l'artillerie et des convois, la ligne de nos armées s'est déjà partout heurtée de proche en proche à une solide résistance.

 

La 6ème armée est engagée devant Soissons; l'armée anglaise est arrêtée sur l'Aisne ; la 5ème armée au nord de Reims; la 4ème entre Chalons et l'Argonne; la 3ème aux abords nord du camp retranché de Verdun.

Ligne de front stabilisée, vers octobre 1914, après la course à la mer

 

 

Les Allemands ne sont plus invincibles

 

 

Dès le 12 septembre au soir, après avoir hésité sur le choix du nom de sa victoire, Joffre pouvait signer le communiqué fameux, lequel éclata aux oreilles des Français comme la plus allègre des fanfares et souleva en France, comme dans le monde, une surprise émerveillée. La France est sauvée. Elle est sauvée et, qui plus est, devant le prodigieux redres-sement qu'elle vient d'accomplir alors qu'on la jugeait défini-tivement hors de combat, elle retrouve d'un seul coup, aux yeux de tous et dans le coeur de beaucoup à travers tout l'uni-vers ‑ sa grandeur, son prestige et son rayonnement. De toutes parts montent vers elle les cris d'allégresse, disant la foi dans sa puissance et dans ses destins.

 

Les Allemands, pour leur part, n'arrivent pas encore à comprendre: « Que des hommes ayant reculé pendant plus de 15 jours, couchés par terre à demi morts de fatigue, puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, c'est une chose avec laquelle nous autres, Allemands, nous n'avons jamais appris à compter. »

 

La légende d'invincibilité des armées allemandes s'écroule d'un coup et leur prestige sombre, cependant que, chez nous, comme chez nos alliés, la confiance renaît. En tout cas, un fait s'impose d'évidence éclatante le plan dont le grand état‑major allemand espérait et attendait une décision foudroyante est par terre, ce plan soigneusement préparé, mis au point, durant 35 années d'un labeur acharné, le plan de Schlieffen et de Moltke n'a pas tenu ses promesses.

 

C'est une nouvelle guerre qui commence, une nouvelle guerre à laquelle l'Allemagne devra faire face, dans le temps comme dans l'espace, lesquels jouent en faveurs français.

Fermeté, ténacité

 

Tandis que chaque Français donne un peu de son coeur à celui que déjà il nomme avec une sorte de ferveur attendrie « le père Joffre », celui‑ci, la tête froide, nullement grisé par cette victoire qui ne l'a pas surpris parce qu'il y a toujours cru, réfléchit à l'expérience qui vient de s'achever et s'efforce d'en voir les conséquences. Son rude bon sens, son impeccable logique, son besoin de tirer de toute chose la leçon qu'elle porte en soi lui font rechercher les raisons et les causes profondes de son succès. La tactique ?... Non ‑ elle a été insuffisante. La stratégie ?... Oui, sans doute... mais, plus encore et surtout, le travail intensif auquel il s'est livré en pleine retraite alors que nos défaites semaient dans les âmes et dans les volontés, émoi et pessimisme ‑ ce travail qui lui a permis de refaire, presque totalement, en utilisant les merveilleuses possibilités du soldat de France, une armée nouvelle.

 

Une armée qui «n'était plus, au début de septembre 1914, celle des premiers jours de la guerre. Car, instruite par la dure expérience des batailles livrées à la frontière, l'infanterie, bien qu'ayant perdu beaucoup de ses cadres, utilisait mieux le terrain, se servait plus volontiers de ses outils dont elle comprenait maintenant la valeur, et ne s'engageait plus sans l'appui de l'artillerie ».

 

                                                                                                                                                       La victoire est acquise, mais le prix en fut lourd

 

Et puis encore, l'impitoyable volonté qui lui avait fait, en moins d'un mois, relever de leur commandement pour en céder leur place à d'autres plus capables « deux commandants d'armée sur sept, neuf commandants de corps d'armée sur vingt et un, trente‑trois généraux de divisions d'infanterie sur soixante‑douze, un commandant de corps de cavalerie et cinq généraux commandants de divisions de cavalerie sur dix et enfin plus de quatre‑vingt‑dix généraux de brigade ». Cent quarante officiers supérieurs relevés de leur fonction en un mois... une purge de rajeunissement inimaginable.

 

Il en était à peu près de même des Britanniques, qui durant ces trois semaines, avaient pu profiter des dures leçons d'une guerre qu'ils n'avaient plus pratiquée depuis 1814 et qu'ils avaient trop eu ten­dance, au début, à assimiler à leurs campagnes coloniales du "South‑African". En retrouvant la victoire, French a retrouvé sa confiance dans ce commandement français sur la « capacité » duquel il manifestait, 12 jours plus tôt, des doutes et des réserves dénués d'aménité. Et French, dans sa loyauté, rend une justice totale à Joffre: « Sa fermeté, son esprit de détermination, son courage, sa patience furent mis à la plus rude épreuve et ne furent jamais trouvés en défaut. L'histoire rangera Joffre parmi les plus grands hommes. La tâche qu'il avait devant lui était prodigieuse, et noblement il s'y est donné tout entier. »

 

Certains ont contesté à Joffre la paternité de cette victoire. Ils ont voulu en reporter la gloire sur Gallieni ou, tout au moins, lui en offrir l'hommage. Nul mieux que ceux qui furent les témoins ou les principaux artisans de la défaite allemande ne peuvent en juger et le plus simple, le plus équitable •aussi, est de s'en rapporter à eux. : « La Marne, dira Foch, elle est bien l'oeuvre de Joffre. Il l'avait préparée; il en a poursuivi la réalisation. Il avait compris que la partie était mal engagée, alors il a rompu le combat pour corriger les fautes, pour réparer les faiblesses. Il a reconstitué le commandement, il a réparti autrement ses forces et puis il a attendu le moment de reprendre énergiquement l'offensive qu'il voulait. La bataille de la Marne est bien une très grande victoire. Joffre a été l'homme qu'il fallait, il a su encaisser ! Gallieni ? Il a indiqué que le moment lui semblait venu. C'est Joffre qui a pris la décision. S'il avait été battu, personne n'aurait revendiqué la défaite. J'ajoute : si nous ne l'avions pas eu en 1914, je ne sais pas ce que nous serions devenus. »

 

Quant à Joffre, la tête libre, toujours aussi calme et aussi peu « parleur », comme on l'interroge sur ce qu'on nomme déjà « le miracle de la Marne », il répond, modeste, effacé, à son habitude : « Oh ! la Marne ? C'est mon adversaire qui a perdu la bataille. Ce n'est pas moi qui l'ai gagnée »

 

La guerre continue

 

L'ennemi s'est réapprovisionné en munitions et a reçu d'importants renforts. Contre de formidables et savantes organisations, défendues par des troupes braves, nombreuses et puissamment outillées, tenter une attaque de front serait folie. A un front inviolable, il va falloir opposer un front inviolable et, afin de chasser l'ennemi, avoir recours à la manœuvre.   Et c’est la «course à la mer», chacun des deux camps tentant de déborder l’autre par le Nord