La guerre aux approvisionnements
Pour comprendre comment la flottille groisillonne se trouva impliquée dans les hostilités, il est nécessaire de décrire brièvement ce que fut, tout au long de ces quatre années, la guerre que mena, sur mer, l'Empire allemand à l'aide de mines, mais surtout de sous-marins, les terribles Untersee-boats. L'attaque des navires civils commence en octobre 1914 lorsque le paquebot armé Kronprinz-Wilhelm coule le vapeur anglais Corrantina, capture les trois-mâts Union, Anne-de-Bretagne et que le croiseur Leipzig capture Valentine, quatre-mâts, tous voiliers de l'armement Bordes. Très rapidement, la navigation des grands voiliers "nitratiers" français se trouve complètement suspendue. Or l'importation de nitrate de soude était alors indispensable à la confection des explosifs de guerre.
A la suite de la bataille de la Marne, l'illusion de la guerre courte s'estompa. Il fallait approvisionner l'armée et le front de bataille, réparer toutes les pertes causées par la retraite, l'impératif était d' "importer". L'heure de la marine marchande était venue. Alors l'Allemagne entreprit de livrer au commerce une implacable guerre, dirigée contre les navires marchands. On évalue à 12 millions 1/2 de tonnes de jauge brute ce que la Kriegsmarine parvint à envoyer par le fond au cours de cette épouvantable chasse aux navires transporteurs.
La guerre sur mer prit un tour décisif lorsque l'Empire allemand, qui disposait alors d'une quinzaine de sous-marins, décide de les utiliser pour frapper les navires qui livraient sans cesse, aux ports anglais et français, les matières premières indispensables à la poursuite de la guerre. En février 1915, tout navire traversant les eaux environnant la Grande-Bretagne et l'Irlande étaient passibles de destruction. La Manche, surtout, devenait le terrain de chasse privilégié des U-boats.
Pour éviter d'embouquer la Manche, les grands voiliers français vinrent alors prendre leurs ordres aux Açores ou à Belle-Ile et furent dirigés vers les ports français de l'Atlantique. Tandis que l'Allemagne mettait en service, en juin 1915, de nouveaux sous-marins, plus grands et plus puissants, dix-neuf bâtiments patrouilleurs français vinrent garder la ligne cap Finistère - Ouessant - Scillies. Pourtant, en septembre 1915, des sous-marins étaient signalés au large de Bordeaux et de Saint-Nazaire. En outre, dans la nuit du 10 janvier 1916, le croiseur auxiliaire "Mowe" avait immergé, sur une ligne de 100 milles allant de la pointe sud de l'île d'Yeu au droit de la Gironde, un barrage de mines destiné à bloquer l'entrée des ports du Ponant aux navires ravitailleurs.
Au début de l'année 1916, cependant, la guerre sous-marine s'atténua considérablement dans le Golfe. Cette accalmie ne dura pas. Les ressources allemandes s'épuisant, la guerre sous-marine allait s'intensifier démesurément dans l'Atlantique, afin de bloquer l'activité alliée. En octobre 1916, les pertes en navires marchands passèrent de 131 000 à 276 000 tonnes ! Mais le pire était encore à venir...
En 1917, alors que les ressources alimentaires de la France et de l'Italie s'épuisaient, à la suite des mauvaises récoltes de 1916, l'Allemagne décida de briser la résistance alliée en lançant une offensive contre tous les navires de toutes les nationalités. Aux sous-marins se joignirent les corsaires, comme Mowe et Seendler. C'est à ce moment que les voiliers commencèrent à recevoir un armement défensif, réclamé depuis longtemps par certains capitaines. Mais cet armement, plus illusoire qu'efficace, n'empêcha pas la destruction, en 1917, de 42 grands voiliers français.
Il fallut aboutir à l'interruption définitive de la navigation des grands voiliers dans les eaux européennes. A l'heure où le problème du tonnage était devenu angoissant, plus de 700 000 tonnes de jauge brute ayant été coulés en 1917, l'insuffisance des moyens de protection empêchait la France d'utiliser ce qui lui restait de sa flotte de grands voiliers.
En 1918, l'Allemagne lançait des croiseurs submersibles de 900 T, à grand rayon d'action, capables d'atteindre des vitesses de 36 à 40 nœuds et pourvus de nombreuses torpilles, ainsi que de canons de 155 mm.
Pour la période 1915, 1916, les unités reconnus détruites par fait de guerre sont l' "Amiral SERRE" disparu, le "Dupleix" coulé par une mine, l" "Angélus" de Port-Louis, armé par des marins de Groix et le "Démocratie", disparu et en y ajoutant l' "Océanien", G 953 coulé par un sous-marin ennemi... le Quartier a eu à déplorer entre 1915 et 1916 la disparition en mer de 18 de ses braves inscrits. " I.M., 23 janvier 1917
En fait, ce sont 22 civils groisillons qui sont tués de décembre 1915 à la fin de l'année 1916 :
Sur l' "Amiral SERRE" Yves Louis PERON, patron
Ange Joseph STÉPHANT, matelot
Paul Charles RAUDE, matelot
Jean Marie BONNEC, matelot
Émile Joseph TONNERRE, novice
Jean Marie TONNERRE, novice
Sur le "Dupleix" Pierre Marie ADAM, patron
Pierre Joseph ADAM, son fils, mousse
Théophile J.M. LE MOING, matelot
Joseph Marie M(O)UELLO, matelot
Pierre Marie STÉPHANT, matelot
Pierre YVON, matelot
Jean Marie Firmin SALAHUN, novice
Sur l' "Angélus" Victor Marie TONNERRE, patron
Joseph HUGOT, matelot
Lucien Ange QUÉRIC, matelot
Louis YVON, matelot
Émile Joseph TONNERRE, mousse
Sur le "Démocratie" Joseph Marie STÉPHAN(T), patron
Pierre Marie LE ROUX, matelot
Pierre Louis LE NAHENNEC, matelot
Pierre-Marie JÉGO, mousse
les dundees sur les vasières du Scorff : août 1914 - janvier 1916
La pêche face au même problème que la flotte de transport
En août 1914, Groix armait 277 thoniers , ce qui représentait environ les trois-quarts de la flotte thonière française. Cette pêche y était pratiquée alors depuis environ 70 ans. Les dundees allaient chercher le thon à plus de 300 milles au large, dans le Golfe de Gascogne, ralliant les ports de la côte atlantique après 15 ou 20 jours en mer.
Dès 1915, en raison de l'impérieuse nécessité de ravitailler le pays, l'Etat fit appel aux petits navires à voiles, pêcheurs et caboteurs de tous genres, qui devinrent cette flottille de charbonniers effectuant sans répit la navette entre les ports britanniques et français pour approvisionner toutes nos usines et parer au déficit de notre production charbonnière nationale, accru par l'occupation de nos houillères du Nord.
1914 s'annonçait comme une année faste pour Groix. Aux Sables-d'Olonne, à Camaret, à Belle-Ile, les chantiers de construction avaient lancé 18 dundees neufs, parmi lesquels Deux-Jeanne (G 1173), Kerduran (G 1175), Soleil-d'Austerlitz (G 1180), Dupleix (G 1182), Jeune-Mathilde (G 1186), qui tous ne verraient pas la fin de la guerre.
Alors au faîte de son développement économique, malgré la menace constante qui pesait sur le chalutage à voiles depuis plusieurs années, l'île de Groix, perdue "au cœur de la mer" selon le mot de son poète J.-P. Calloc'h, pouvait se croire à l'abri des calamités. La campagne du thon, commencée dans l'enthousiasme, mais non sans agitation au moment de la visite annuelle des voiliers par l'Inscription maritime, drainait cette année-là plus de 300 dundees montés par des marins groisillons; cette flotte imposante prenait la mer dans les premiers jours de juillet. Au retour de la seconde "tournée", tout allait se trouver brusquement arrêté.
" La mobilisation s'est effectuée à Groix dans d'excellentes conditions. Au 1er janvier 1915, 326 inscrits ont été levés pour 1'armée de mer et 344 versés dans l'armée de terre. Le Quartier n'a compté aucun insoumis et aucun incident ne s'est produit lors du rappel." note un rapport du commissaire de l'Inscription maritime, en date du 25 janvier 1915.
Or, Groix, en 1914, compte 1 680 inscrits maritimes actifs. Près de 40 % des pêcheurs (670) sont donc mobilisés dans les 6 premiers mois de la guerre. Hommes jeunes pour la plupart, dont la présence est indispensable à bord, pendant l'hiver, sur les dragueurs, leur départ prive l'île d'une importante main-d'œuvre, essentielle pour la poursuite des activités maritimes. Les voiliers sont désarmés, et, Port-Tudy n'offrant qu'un refuge sommaire, sont mis sur les vasières de la rade de Lorient. " Tous les bateaux sont mouillés dans les anses de Port-Louis et de Kernevel (Quartier de Lorient). Lors de la mobilisation, un délai avant été donné à chaque patron pour amener son navire dans les mouillages précités, il s'y trouve actuellement 110 dundees désarmés. " selon le commissaire de l'Inscription maritime en date du 17 septembre 1915.
Louis Joseph GOURONC, dit "Pot"
Et puis, il y a le témoignage de Louis Joseph GOURONC dit "Pot" : " Il y avait eu beaucoup de bateaux construits en 1914. Après les premières marées, tous les patrons et les équipages ont été mobilisés, et ces bateaux-là sont restés à moitié à pourrir. Par exemple, le bateau de mon beau-frère Jean François BARON, de Lomener, mobilisé, parti sur le front, le "François-1er", construit chez Conan Gallo, à Belle-lle, qui l'avait été fait pour pas cher. Sur les vases, à Port-Louis, il coulait presque ! Combien de fois, mon père (Joseph Marie GOURONC ° 1859) et moi, nous sommes partis avec le canot , le «Petit-Emile» ; nous allions pomper ce bateau-là. Nous arrivions, la mer était encore haute; l'eau était sur le pont: il n'y avait plus de bateau, il n'y avait que les mâts hors de l'eau, sur la vase ! On arrivait le long du bord; on voyait une plate avec nous, qu'on mettait à échouer, pas loin de ce qu'on pouvait atteindre de plus bas, à toucher la vase: mon père faisait des trous à la tarière là-dedans, dans la coque, pour commencer à vider l'eau, aussitôt que c'était découvert. On avait des pinoches en bois de sapin, que nous faisait le chantier Pezennec, à Port-Louis. Nous étions sur le pont en train de pomper, et les trous vidaient en même temps. Une marée, on n'avait pas réussi, on n'avait pas pompé assez. On met la plate à échouer plus loin, encore d'autres trous, qu'on rebouchait, aussitôt que la mer venait, avec ces pinoches en sapin. Le lendemain: réussi, v'là le bateau qui flotte. Mais il y avait encore à vider ! Un homme à la pompe, moi je prenais le seau; quand mon père était fatigué, on échangeait. Quatre fois, pendant la guerre, nous avons fait çà ! Le bois était tellement vert que la partie qui restait à l'extérieur de la vase séchait, coutures ouvertes au soleil...
La guerre paralyse les équipages groisillons encore sur l'île. Le commissaire de l'Inscription maritime va tenter de secouer cette stupeur qui frappe tous les marins du Ponant. La flottille thonière reprend partiellement son activité (42 thoniers, en septembre 1914, contre plus de 300 en juillet). A l'approche de l'hiver, le tiers des dragueurs, 41 bateaux, reprend la mer vers les eaux de La Rochelle.
" J'ai essayé, dans la mesure du possible, de faire reprendre dans mon Quartier, l'exercice de la pêche du thon, seule pratiquée par les marins de Groix en ce moment... Je suis entré en relation avec les deux maisons de conserves de Groix et j'ai eu l'assurance qu'elles continueraient, ... , à acheter du thon, bien que les expéditions de boîtes de conserves fussent presque nulles. Par ailleurs le directeur de l'Intendance de la place forte de Lorient a bien voulu me faire connaître que deux repas de viande par semaine seraient remplacés, pour les troupes casernées à Lorient, par du poisson frais et en particulier par du thon. De mon côté, j'ai déjà fait délivrer aux troupes de Groix, en qualité de suppléant de l'intendant militaire, du thon en remplacement de viande... A l'heure actuelle 42 navires thoniers ont pris la mer. " note le commissaire de l'Inscription maritime du 14 septembre 1914.
Le chef du Quartier de Groix espère le 6 avril 1915, pour la campagne thonière de 1915, " qu'avec un équipage ordinaire, plus du tiers des navires armés normalement pourront prendre la mer avec des patrons ayant déjà embarqué en cette qualité. "
Par la suite, les pêcheurs seront autorisés, par sursis spéciaux, à quitter le front pour venir pratiquer, l'été, la pêche du thon. C'est au cours de cet été 1915 que les pêcheurs de Groix entreront pour la première fois en contact avec la guerre sur mer.
" Le vapeur anglais Ranza était parti de Newcastle pour Gibraltar avec un chargement de charbon. Il comprenait 24 hommes d'équipage, capitaine compris. Vers 13 h, le 1er août 1915, alors que le bâtiment se trouvait à environ 50 milles S-S-O. d'Ouessant, un sous-marin coula un navire qui suivait la même route que le Ranza (la ligne de suroît de terre des Groisillons, n.d.a.) et se trouvait à quelque distance de celui-ci; puis s'approcha de ce dernier et lança une torpille sans avis préalable. C'est à ce moment que l'équipage put constater qu'ils avaient devant eux le sous-marin allemand "U 68". Le capitaine du Ranza fit aussitôt mettre 2 embarcations à la mer. Il prit le commandement de l'une d'elles où se trouvaient 13 hommes, l'autre avec 11 hommes fut commandée par le second. On ne sait pas ce qu'est devenue celle-ci. La première chavira par deux fois, perdit tout ce qu'elle contenait dont un chauffeur dont le capitaine ignore le nom. Par deux fois, elle fut ramenée à sa position normale. A 17 h le même jour cette embarcation fut aperçue par le dundee de pêche " Chanzy" (G 927) de Groix qui se rendit aussitôt à l'appel de détresse des naufragés. Ceux-ci furent amenés à bord sains et saufs, mais presque exténués, après quoi le dundee se dirigea vers Groix où il arriva le 2 août à 9 h." rapport du Commissaire de l'Inscription maritime du 2 août 1915
" Les événements qui se sont déroulés en 1915 et qui se déroulent encore ont, en enlevant la plus grande partie des marins à leur travail, empêché toute innovation ou modification qui aurait pu se produire dans le matériel et les méthodes de pêche... Les 171 dundees qui ont pris la mer en été 1915 pour la pêche au thon ont fait en effet une campagne prospère. Si la quantité des produits pêchés est restée en-dessous de la moyenne, il n'en a pas été de même du prix qui a atteint un chiffre inconnu jusqu'à ce jour (450 F la douzaine de thons)... La pêche au chalut pratiquée dans les eaux de La Rochelle n'a pas été florissante au début de 1915 et les 40 dundees de Groix qui avaient pris armement en janvier 1915 n'ont retiré que 275 000 F environ pour le début de l'année. " rapport du Commissaire de l'Inscription maritime du 29 janvier 1916.
Pendant les 18 premiers mois de ce qui allait devenir la Grande Guerre, Groix vit donc au ralenti, mais la flottille thonière, quoique réduite, a fait cependant de somptuaires bénéfices...
Dans le " port du noroit " (Port-Tudy) des dundees (dindés) qui vont partir, en escadre, pour la pêche au thon, arborent la grande immatriculation de la guerre. De gauche à droite :
Jean-Bart (G 1187) ; Isly (G 1069) perdu corps et biens en 1922): Ave-Maria (G 1026) ; Soleil d'Austerlitz (G 1180, naufragé à Pen Lan en 1917), Jenny (G
945)
à l'arrière-plan, le Francois-1er (cité à plusieurs reprises et naufragé sur la Basse-Mélite en 1919).